La dent du Chevalier de Trézurin

Page web mise en ligne hors calendrier le sept mars 2025. Temps de lecture : six minutes.

« Chronique de Paris » parue dans Le Temps du quinze décembre 1871.

Les « Chronique de Paris » de Jules Claretie sont parues dans Le Temps à partir du 28 novembre 1871. Celle-ci est la première proposée par claretie.fr.

M. le comte de Carné1 vient de commencer dans le Correspondant2, la publication de mémoires personnels intitulés Souvenirs de ma jeunesse. L’auteur des Études sur les fondateurs de l’unité française, nous raconte son début à Paris, en 1820 : Le futur protégé académique de MM. Guizot3 et Dupanloup4 est commis à la garde d’un vieux parent, ci-devant émigré5 et ci-devant ami de Voltaire, un talon rouge6 philosophe, mais trop « homme d’honneur », comme on disait au dix-huitième siècle, trop « honnête homme », comme on disait au dix-septième, trop « galant homme », comme on dirait aujourd’hui, « pour s’exposer jamais à ébranler dans le cœur d’un fils les enseignements de sa mère. »

Le chevalier de Trézurin, ainsi s’appelait le Mentor de M. de Carné, avait fréquenté la haute bourgeoisie genevoise, dont il aimait encore à parler quoique avec un certain dédain. Une anecdote que le chevalier racontait parfois et que M. de Carné nous transmet fait assez bien ressortir le contraste entre l’austérité un peu lourde de la société calviniste et la légèreté brillante de la noblesse française. M. de Trézurin était venu de Ferney à Genève pour se faire arracher une dent et, en attendant son dentiste, il s’était assis à la table d’hôte de l’hôtel, en face de trois gros Suisses que la toilette pimpante du jeune officier français parut effaroucher tout d’abord. Cependant la conversation s’étant engagée, grâce aux avances du chevalier, on parla de la Suisse, pour laquelle le noble étranger manifesta le plus vif enthousiasme. Les commensaux, déjà réconciliés avec les colifichets du gentilhomme français voulurent néanmoins pousser sa bonne humeur à bout. « Monsieur, lui dit l’un d’eux, en vous entendant tout à l’heure déclarer en termes si chaleureux que si vous n’étiez pas Français vous auriez voulu naître Suisse, j’ai conçu l’espoir que vous nous feriez l’honneur de porter avec nous un toast aux treize cantons. »

Au moment où M. de Trézurin se préparait à vider son verre : « Pardon, monsieur, s’écria son interlocuteur, nous avons ici un usage qui pourra vous étonner, mais auquel nous tenons beaucoup chaque fois que nous buvons à nos confédérés, nous nous imposons toujours un petit sacrifice. » Et le vieux rustre, avisant les manchettes de dentelles du jeune gentilhomme, commença par déchirer ses manchettes de toile. « Excellente et patriotique pensée, s’écria aussitôt le chevalier, et à laquelle je suis heureux de m’associer, messieurs, en imitant votre exemple ! » Et, avant de porter son verre à ses lèvres, il mit ses manchettes en lambeaux. Les applaudissements éclatèrent et la victoire fut complète.

On continua le repas, et le chevalier, ayant dit quelques paroles à l’oreille d’un domestique, se leva pour remercier ses nouveaux amis et les requit à son tour de vouloir bien lui faire raison en portant avec lui la santé du roi de France. Cette proposition fut acceptée, et l’on allait boire le champagne lorsque M. de Trézurin, arrêtant l’élan des convives, leur dit d’un ton grave « Un instant ; messieurs, s’il vous plaît ; j’ai comme vous une habitude singulière, à laquelle vous vous conformerez, j’en suis bien sûr, comme je me suis conformé à la vôtre je ne porte jamais la santé de mon souverain sans me faire arracher une dent, et la chose sera d’autant plus facile que voici précisément un dentiste qui entre. » Et M. de Trézurin se mit immédiatement en position, pendant que les trois Suisses, moins héroïques que ceux du serment légendaire7, s’enfuyaient à toutes jambes.

M. de Carné trace un tableau un peu terne des luttes politiques et littéraires de l’époque, mais les deux courants d’opinion qui se disputaient alors la jeunesse des écoles y sont assez heureusement retracés je relève quelques traits curieux de la propagande entreprise par la Congrégation, au moyen de la Société des Bonnes études. La bibliothèque mise à la disposition de ces jeunes catéchumènes du trône et de l’autel était, comme on pense, triée et expurgée avec le plus grand soin ; seulement les étudiants affiliés n’en dévoraient qu’avec plus d’ardeur, une fois libres, les feuilles de l’opposition. Aussi, lorsque M. le duc de Rivière8, gouverneur du duc de Bordeaux, vint faire sa visite annuelle à l’établissement des Bonnes études, les cris de « Vive la Charte9 » balancèrent, à son entrée cris de « Vive le roi ! » à tel point qu’une consternation visible se peignit sur le visage des fondateurs de l’œuvre.

M. de Carné, que son nom et ses relations mettaient souvent en rapport avec les coryphées de la Société des Bonnes études, se trouva recommandé, en 1825, à un haut employé du ministère des affaires étrangères qui lui fit un accueil des plus bienveillants :

En me tendant la main, dit M. de Carné, il enlaça ses doigts aux miens d’une façon qui m’embarrassa, sans que j’y rattachasse d’ailleurs aucune signification précise. L’entretien fut de sa part plutôt encourageant qu’abandonné, ce monsieur paraissant attendre jusqu’à la fin un mot ou un geste qui correspondit au mouvement dont le sens m’échappait. Lorsque, quelques jours après, il m’arriva de parler de cette entrevue à un homme pourvu de plus d’expérience que je n’en possédais moi-même, et quand j’eus incidemment mentionné le geste qui m’avait étonné « Ah ! maladroit, s’écria-t-il, c’était la chaîne ; il fallait passer le pouce dans l’anneau ; vous avez manqué votre fortune ! » II me fut révélé, ce jour-là, que lorsque les sociétés secrètes ne sont pas dangereuses, elles sont ridicules.

Il faut lire, dans le travail de M. de Carné, quelques physionomies parlementaires un peu flottantes, mais que l’auteur rattache d’une façon habile et intéressante aux milieux qui les entouraient. Il y est question entre autres de M. de Kératry10 père du préfet actuel des Bouches-du-Rhône11, député de la gauche sous la Restauration ; M. de Kératry avait épousé la sœur de Mme de Carné12, mère de l’académicien, mais n’en avait pas eu d’enfants : l’ancien préfet de police du 4 septembre est né d’un second mariage. M. de Kératry était, dit M. de Carné un parfait gentilhomme ; mais il était abhorré de toute la noblesse, dont il s’était séparé avec éclat en libellant, en 1789, des brochures contre le droit d’aînesse. Ce cadet de Bretagne n’avait pas émigré et avait laissé passer la révolution et l’empire en écrivant des romans où la pastorale le disputait à la philosophie.

Le même M. de Kératry a été, comme on sait, envoyé en 1849 à l’Assemblée législative par le département du Finistère.

Notes

1       Louis de Carné selon sa notice de l’Académie française ou Louis Marcein de Carné selon l’Assemblée nationale (1804-1876), catholique royaliste mais progressiste, député du Finistère de 1839 à 1848 (entre une révolution et un coup d’État), (trois mandats), élu à l’Académie française en 1863 contre Émile Littré. Louis de Carné (conservons ce nom) a été, en compagnie d’Edmond de Cazalès et Augustin de Meaux, fondateur de l’hebdomadaire catholique Le Correspondant, paru de 1829 à 1831. Le titre, qui n’était pas nouveau, a souvent été repris dans des formules diverses et encore de nos jours. À part deux ou trois ouvrages politiques, Louis de Carné a écrit Souvenirs de ma jeunesse au temps de la Restauration (Didier 1872, 383 pages), que le Dictionnaire des parlementaires français d’Adolphe Robert et Gaston Cougny qualifie de « pleins d’anecdotes agréables et de piquants aperçus ». Bravo pour le « plein ».

2       Il s’agit d’un des nombreux autres Correspondant évoqués dans la note ci-dessus, bien davantage pérenne, celui-ci, puisqu’il a duré de 1853 à 1929.

3       François Guizot (1787-1874), historien, homme de lettres et homme d’État, plusieurs fois ministre.

4       Félix Dupanloup (1802-1878), évêque d’Orléans en 1849 puis élu à l’Académie française en mai 1854. Jules Claretie a dressé un portrait de Félix Dupanloup dans le volume II de ses Portraits contemporains.

5       Ci-devant était un terme révolutionnaire désignant le temps d’avant (le temps de la monarchie). Les émigrés en question étaient les nobles fuyant la France et la Révolution.

6       Lors d’une soirée de beuverie Philippe d’Orléans, frère de Louis XIV se trouve à traverser, à pied, la grande boucherie du châtelet et tache ses chaussures de sang. Au matin il se rend à Versailles et lance la mode. Ainsi pouvons-nous voir plusieurs portraits en pied dont celui de Hyacinthe Rigaud, où Louis XIV en tenue d’apparat, présente ces fameux talons. L’expression, comme ici chez Jules Claretie est restée pour désigner la noblesse.

Louis XIV et ses talons rouges, par Hyacinthe Rigaud, peinture visible au Louvre

7       Serment légendaire dit « du Grütli », qui aurait eu lieu en 1307 et considéré comme fondateur de la Suisse.

8       Charles François de Riffardeau de Rivière (1763-1828), militaire, a choisi de suivre et de servir les membres de la famille royale émigrés au sens indiqué note 5 ci-dessus. Bien des années plus tard, au printemps 1820 est découverte, en Grèce, dans un champ de l’île de Milos, la statue que nous connaissons sous le nom de Vénus de Milo. Charles de Rivière, alors ambassadeur à Constantinople achète la statue qu’il offrira en présent à Louis XVIII. C’est six ans plus tard, au printemps 1826 que Charles de Rivière sera nommé « gouverneur du Duc de Bordeaux, âgé de cinq ans et demi. Charles de Rivière n’assurera cette fonction que moins de deux années, avant de mourir au printemps 1828.

9       Il s’agit de la Charte constitutionnelle établie en juin 1814 à l’occasion de l’arrivée au pouvoir de Louis XVIII. L’esprit, voire les textes de cette charte, plutôt progressiste pour l’époque, seront peu à peu abandonnés au fil du temps. Quelques cris, comme ici, ne manqueront pas de le rappeler.

10     Auguste de Kératry (1769–1859), député (opposition) à huit reprises de 1818 à 1851, pour des législatures parfois courtes de quelques mois, parfois en même temps que Louis de Carné. Auguste de Kératry a écrit dans sa jeunesse quelques ouvrages philosophiques selon la mode de l’époque, comme Lusus et Cydippe en 1801.

11     Émile de Kératry (1832-1904), député du Finistère de juin 1869 au 4 septembre 1870, auteur de quelques pièces de théâtre.

12     Marie Caroline du Marc’Hallac’h (1810-1862) a épousé en 1832 Louis de Carné et a plusieurs sœurs.