Chronique de Paris du onze janvier 1872.
Page web mise en ligne le 14 février 2025. Temps de lecture : cinq minutes.

La pièce posthume de M. Louis Bouilhet m’a fait courir après les Lettres de mademoiselle Aïssé1, publiées en 1853 par M. Ravenel, conservateur adjoint à la Bibliothèque impériale2. Ce volume a dû avoir, dès son apparition, un très vif succès, car l’exemplaire que j’ai pu me procurer fait partie de la 5e édition3 ; il est précédé du travail que Sainte-Beuve avait déjà fait paraître dans la Revue des Deux-Mondes du 15 janvier 1846(4), mais qu’il avait depuis complété et corrigé5. Je n’ai pas besoin de dire que comme d’habitude l’illustre critique a épuisé son sujet : la notice sur mademoiselle Aïssé est un portrait achevé et définitif.
Quelques points douteux obscurcissaient encore le jugement de la postérité sur la vie et la conduite de cette poétique personne. M. Sainte-Beuve les a tous éclaircis et on peut affirmer, avec lui, que le chevalier d’Aydie a été le premier et le dernier amour de la tendre et vertueuse circassienne.
Voici en quelques mots le résumé de cette histoire : M. de Ferriol, ambassadeur de France à Constantinople, avait acheté au marché des esclaves pour la somme de 1 500 livres, une jolie petite fille de quatre ans. Cette enfant avait été recueillie dans une ville de Circassie6 saccagée par les Turcs et où ses parents, qui étaient princes à ce que l’on croit7, avaient été massacrés. M. de Ferriol achetait assez souvent des esclaves qu’il élevait, comme on dit, à la brochette8, pour une destination qu’il n’est pas besoin de définir9. Dans un de ses voyages en France, il amena la jeune Circassienne et la confia à sa belle-sœur, Madame de Ferriol, sœur de Mme de Tencin, et plus tard maîtresse du maréchal d’Uxelles. L’enfant fut élevée avec les deux fils de Mme de Ferriol, MM. de Pont de Veyle et d’Argental, et elle devint, au milieu de ce monde qui avait encore toutes les grâces du grand règne, une personne accomplie de toute façon.
Quel fut le procédé de M. de Ferriol à l’égard de cette fleur d’Asie qu’il avait transplantée dans un but fort peu platonique ? C’est ici que les commentateurs se divisent : pendant longtemps, il fut admis sans conteste que Mlle Aïssé était devenue sa maîtresse vers l’âge de quinze ans. Cette opinion, fondée sur un passage d’une lettre adressée par M. de Ferriol à Mlle Aïssé, est gravement ébranlée, et, suivant Sainte-Beuve, tout à fait renversée par le texte même de la lettre, publié seulement en 1858.
Venue en France en 1700, à l’âge de six ans, Mlle Aïssé était déjà aimée du chevalier d’Aydie à la date de 1721. Jusque-là, on n’a que des indices. C’est aussi à la même époque que se placent les tentatives du régent qui, l’ayant rencontrée chez Mme de Parabère, l’avait trouvée séduisante et s’était même assuré, pour le succès de ses desseins, le concours peu scrupuleux de Mme de Ferriol. Cette intrigue échoua complètement, et s’il est infiniment probable que la jeune Aïssé n’a pas été la maîtresse de l’ambassadeur, il est tout à fait certain qu’elle n’a pas été celle du prince.
C’est chez Mme du Deffand qu’Aïssé rencontra le chevalier d’Aydie : beaux yeux, imagination vive, mœurs légères, telle était alors Mme du Deffand, dont la jeunesse un peu folle est moins connue que la vieillesse aimable. Le gentilhomme périgourdin « chevalier non profès10 de l’ordre » de Saint-Jean de Jérusalem », était reçu au Palais-Royal ; il avait déjà attiré les regards et conquis les faveurs passagères de la duchesse de Berry, fille du régent, lorsqu’il vit Mlle Aïssé. Après quelques traverses, la passion des deux jeunes gens aboutit à une liaison définitive dont les conséquences imminentes obligèrent Aïssé à un voyage en Angleterre, au retour duquel elle mit au monde une fille.
Le chevalier d’Aydie avait quelques-uns des traits qui distinguent les héros de roman. Voltaire en parle comme d’un « très loyal chevalier », et Mme du Deffand nous a laissé de lui une peinture charmante, quoique un peu superficielle : « L’esprit de M. le chevalier d’Aydie, dit-elle, est chaud, ferme et vigoureux ; tout en lui à la force et la vérité du sentiment… Il n’emprunte les idées ni les expressions de personne ; ce qu’il voit, ce qu’il dit, il le voit et il le dit pour la première fois… Le chevalier nous démontre que le langage du sentiment et de la passion est la sublime et véritable éloquence. » Plus loin : « Quoique le chevalier pense et agisse par sentiment, ce n’est peut-être pas néanmoins l’homme du monde le plus passionné ni le plus tendre… Il se passionne pour les vertus qui se trouvent en ses amis ; il s’échauffe en parlant de ce qu’il leur doit, mais il se sépare d’eux sans peine, et l’on serait tenté de croire que personne n’est absolument nécessaire à son bonheur. » Comme conclusion : « … Il plaît par ses propres défauts, et l’on serait bien fâché qu’il fût plus parfait. »
On ne possède aucune des lettres d’Aïssé au chevalier ; la seule correspondance que nous ayons est celle qui forme la collection publiée pour la première fois en 1788, avec les notes de Voltaire, et rééditée avec des additions et des corrections par M. Ravenel. Toutes les lettres de ce recueil sont adressées à Mme de Calandrini, à partir de 1726, Cette personne tenait à l’une des plus grandes familles de Genève ; elle était aimable et vertueuse, et sut inspirer à Mlle Aïssé la plus vive et la plus durable amitié. « Je vous aime, écrit un jour celle-ci, comme une mère, une sœur, une fille, enfin tout ce qu’on doit aimer. » C’est dans cet attachement que l’amante du chevalier d’Aydie prit l’idée, le goût, la passion de la vertu.
Pendant le séjour de son amie, soit à Genève, soit surtout à Pont-de-Veyle11, Aïssé lui écrit avec une tendresse affectueuse, un abandon délicat, un esprit simple et juste, naturel et fin, qui fait de ce recueil un véritable écrin. Mlle Aïssé raconte tout, ses pensées secrètes, les petits incidents de sa vie, la chronique du monde, de la cour et du théâtre. C’est un tableau précieux de cette partie assez peu connue du dix-huitième siècle.
Le recueil des lettres de Mlle Aïssé n’est pas rare, mais il est épuisé : on ne m’en voudra donc pas d’y faire une rapide excursion12.
Notes
1 Lettres de Mademoiselle Aïssé à Madame Calandrini, par M. J. Revenel, conservateur adjoint à la bibliothèque du Roi, avec une notice par M. Sainte-Beuve, de l’Académie française.
2 Jules Ravenel (1801-1885), bibliothécaire de la Chambre des députés, à la Bibliothèque royale en 1839, conservateur sous-directeur de la Bibliothèque nationale lors de sa réorganisation de 1858.
3 Curieusement, Jules Claretie ne semble pas imaginer que ce numéro d’édition puisse être exagéré, pratique pourtant courante.
4 Pages 294-320.
5 Note insérée à la première page texte introductif de Sainte-Beuve : « Cette Notice a paru dans la Revue des Deux Mondes du 15 janvier 1846 ; nous la reproduisons ici, non sans beaucoup d’additions et de corrections qui nous sont venues de bien des côtés… » De 26 grandes pages de la Revue des deux Mondes, le texte de Sainte-Beuve en occupe 58 dans l’ouvrage de Jules Ravenel.
6 Disons, grosso-modo, l’Arménie.
7 Étant bien entendu que le marchand d’esclaves a raconté à qui a bien voulu la croire la plus belle histoire possible.
8 Site web de l’Académie française : « On lit, dans la 2e édition de notre Dictionnaire : “Eslever des oiseaux à la brochette, pour dire, Eslever de petits oiseaux, en leur donnant à manger au bout d’un petit baston”. La 3e édition ajoute : “Et on dit au figuré, Un enfant élevé à la brochette, pour dire, Élevé avec beaucoup d’application & de soin.” De la 6e à la 8e édition, on précise “de soins trop minutieux”. Élever à la brochette semble être un synonyme de gâter, ainsi défini dans la 6e édition : “Être trop indulgent pour quelqu’un, entretenir ses défauts, ses vices par trop de complaisance, trop de douceur. ” Cette expression, qui ne figure plus dans la 9e édition de notre Dictionnaire, était encore employée par Balzac. »
9 Comme la jeune Agnès de L’École des femmes ?
10 L’ordre de Saint-Jean de Jérusalem exigeait des laïcs qui le servaient un certain nombre de sacrifices comme des périodes militaires et des participations aux combats. Ces sacrifices consentis, le chevalier pouvait alors faire profès, c’est-à-dire faire profession de foi et prononcer des vœux.
11 À une dizaine de kilomètres au sud-est de Mâcon
12 Les lecteurs encore intéressés par cette aimable personne pourront lire dans Le Temps, non publiée ici, la Chronique de Paris d’après-demain treize janvier.
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