L’empereur du Brésil à l’Académie française
« Chronique de Paris » parue dans Le Temps du 26 janvier 1872, mise en ligne le trois avril 2025. Temps de lecture : quatre minutes.
On dit que tous les théâtres doivent rester fermés dimanche prochain, pour l’anniversaire de la capitulation de Paris. Cette résolution des directeurs serait d’autant plus méritoire que les recettes du dimanche sont toujours considérables et qu’il y aurait de leur part un sacrifice très réel ; mais le meilleur moyen pour eux de consacrer la date du 28 janvier est-il de faire relâche ? Les directeurs du Châtelet ne le pensent pas ; ils jugent qu’il vaudrait mieux consacrer le produit de la recette des théâtres, bals, concerts, etc., à la libération du territoire. Cette proposition semble, en effet, préférable, par la conclusion vraiment utile et patriotique qu’elle aura, et, en outre, parce qu’elle ne privera pas de leur salaire quotidien les machinistes, choristes, gaziers1, etc.
Je me souviens, à ce propos, que dans les premiers mois du siège de Paris, il y avait une tendance à tourner tout au mélodrame. On voulait faire de la capitale un camp retranché : plus de femmes, plus d’enfants, plus de vieillards, et naturellement plus de distractions le soir, plus de théâtres. Le gouvernement céda dans une certaine mesure, et un arrêté du préfet de police ordonna la fermeture des théâtres pour cause de deuil public. Les gens qui pensaient qu’on pouvait organiser une défense sérieuse et durable sans se mettre des cendres sur la tête, désapprouvèrent cette mesure, mais tout bas : ils se disaient que Paris serait d’autant plus fort qu’il resterait plus lui-même ; qu’il avait ce caractère unique d’être à la fois une place forte et un État complet se suffisant à lui-même par la variété de son industrie et de son commerce ; que sauf les denrées qui lui venaient de l’extérieur, il renfermait ou produisait tout ce qui est nécessaire à la vie moderne ; qu’il pouvait même, se transformer en arsenal, non peut-être pour des armes compliquées comme le chassepot2, mais pour les engins relativement simples comme les canons ; qu’en un mot il résisterait d’autant mieux, qu’il continuerait de travailler et de vivre suivant ses mœurs.
Il n’était pas facile à cette époque d’exposer tout haut de pareils sentiments. Les grands mots étaient de mode, et le public parisien n’aime guère qu’on le prenne à rebrousse-poil. Mon Dieu, tout cela était fort touchant : nous n’avions qu’une seule idée, la résistance ; mais si, chez quelques-uns, cette idée prenait une forme simple et pratique, elle donnait à la plupart des autres une allure plus solennelle et plus dramatique. Qui ne se rappelle les histoires de signaux ? On ne pouvait pas allumer une bougie au cinquième étage sans provoquer des attroupements ombrageux ou hostiles : au mois de septembre, les badauds du boulevard n’avaient pas d’autre occupation ; au mois de novembre, il n’en était plus question : la préoccupation de l’espion prussien avait totalement disparu, sans que du reste ce second fait eût plus ou moins de raison d’être que le premier.
L’empereur du Brésil à l’Académie française
Avant-hier, l’empereur du Brésil3 a été rendre visite à l’Académie française. Le Journal des Débats nous donne de cet incident un charmant récit que j’ai presque honte d’écourter4. Don Pedro II avait voulu, comme Haroun-al-Raschid5, surprendre nos immortels dans une de leurs réunions familières. Il est donc tombé en pleine discussion philologique au milieu de MM. Lebrun, de Ségur, Guizot, Mignet, Patin, duc de Noailles, Nisard, de Sacy, Legouvé, Sandeau, de Carné, Doucet, Cuvillier-Fleury, d’Haussonville, Marmier. M. Nisard présidait et s’est chargé des présentations. On a ensuite distribué les feuilles du Dictionnaire historique6. M. Cuvillier-Fleury, qui me permettra de lui attribuer provisoirement le récit de l’aventure, appelle le Dictionnaire historique « cette œuvre de bénédictin à laquelle s’est vouée l’Académie française » ; comme la docte compagnie n’est encore qu’au mot approche. Je prends la liberté de penser que le coup d’épaule prochain de M. Littré ne sera pas tout à fait superflu7.
Donc M. Patin8 a suivi le mot approche depuis ces vers du temps de Charles VII(9) :
· · · · · · · · · · · ·
Firent de grans escarmouches
Sans cesses, presque tous les jours,
Bastilles, bollevards, approuches,
Affin qu’il n’y entrast secours ;
jusqu’à cet emploi sublime du même mot par Bossuet :
« Il s’affaiblissoit ce grand prince (le grand Condé) ; mais la mort cachoit ses approches… »
À la fin de la discussion, qui a duré une heure, don Pedro a présenté quelques observations sur l’emploi du mot approches dans la langue militaire.
La seconde moitié de la séance appartenait au Dictionnaire de l’usage, dont l’Académie française prépare une nouvelle édition ; la dernière est de 1835(10). On en est au mot détournement, qui a été discuté à fond. (J’ouvre encore une parenthèse pour engager l’Académie à procéder le plus tôt possible à la réception de M. Littré.) L’Académie a cherché à donner du mot une définition plus conforme à la législation pénale. On a controversé le sens des locutions « dette véreuse », « créance véreuse. » Il n’était pas besoin d’être un grand flatteur, ajoute M. Cuvillier-Fleury, pour dire à S. M. brésilienne : « Une créance véreuse, c’est une créance sur…… tel ou tel gouvernement fameux par son insolvabilité. Une bonne créance, c’est une créance sur le Brésil. »
La séance finie, l’empereur a pris la main de chacun des membres, en l’appelant par son nom. Ce tour de force mnémotechnique rappelle ce personnage dont parle je ne sais plus quel auteur latin, et dont la mémoire était telle qu’il pouvait réciter trois cents vers immédiatement après les avoir entendus.
Il était naturel de rappeler, à propos de la visite de don Pedro, les visites semblables faites autrefois à l’Académie par des princes étrangers. Nos immortels n’y ont pas manqué. L’un d’eux a parlé de Pierre Le Grand : « Celui-là venait pour apprendre, a-t-il ajouté, vous, sire… — Oh ! reprit le prince, je sais ce que je ne sais pas. »
Ce fut le mot de la fin.
Notes
1 Les gaziers étaient chargés du bon fonctionnement de l’éclairage.
2 Antoine Chassepot (1833-1905), armurier, a créé en 1866 le fusil modèle 1866 dit Chassepot, et qui devrait logiquement porter une capitale.
3 Pierre II a déjà été rencontré, à l’Odéon le 21 janvier dernier.
4 En fait le charmant article du JDD, page deux, deuxième colonne, non signé, est affligeant de niaiserie.
5 Hâroun ar-Rachîd (765-809), est resté dans nos mémoires pour avoir, en 801, offert un éléphant blanc à Charlemagne.
6 Ce Dictionnaire historique n’a jamais dépassé la lettre A.
7 Émile Littré a été élu le trente décembre dernier, ne sera reçu que le cinq juin de l’an prochain (1873). Lire la chronique qui lui sera réservée le huit octobre 1872.
8 Henri Patin (1793-1876), normalien docteur ès-lettres, agrégé de grammaire, maître de conférences à l’École normale à 22 ans, professeur d’éloquence puis de poésie latine à la Faculté des Lettres dont il devint le doyen, a été élu à l’Académie française en 1842, dont il est devenu Secrétaire perpétuel en juin dernier.
9 Charles VII (1403-1461), roi de France de 1422 à sa mort.
10 L’édition en cours paraîtra en 1877.
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