Chronique du 22 octobre 1872.
Page web mise en ligne le seize mars 2025. Temps de lecture : cinq minutes.

Jules Pasdeloup
Jules Pasdeloup (1819-1887), a obtenu les premiers prix de solfège (1832) et de piano (1834) au conservatoire de Paris, où il a enseigné ensuite à partir de 1841. En 1853, il fonde la société des Concerts des jeunes artistes, qui se produit dans la salle Hertz de la rue de la Victoire, pas très loin du conservatoire. Au début des années 1860, le succès de ses concerts populaires qui voient souvent des créations, l’oblige à changer de salle au point de louer le cirque impérial (de nos jours cirque Bouglione) du boulevard du Temple. C’est à cette époque que Jules Pasdeloup est nommé directeur des orphéons de la ville de Paris pour la rive droite, la plus importante. La chute de l’empire et l’arrivée de la République ont entraîné un engouement pour la culture populaire. Sur la trace de Jules Pasdeloup se formeront des associations similaires, celles, l’an prochain, d’Édouard Colonne et dans moins de dix ans, de Charles Lamoureux. Jules Pasdeloup continuera ses concerts populaires jusqu’en 1884, alors âgé de 65 ans, avant de mourir au cours de l’été 1887. L’orchestre qu’il avait fondé lui a survécu et est de nos jours le plus ancien orchestre encore en activité.
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C’était hier la réouverture des concerts Pasdeloup ; je n’aurais eu garde de manquer cette solennité sympathique. Il s’est trouvé qu’environ 6 000 de mes concitoyens ont obéi à la même pensée ; 6 000 amateurs de musique classique, la population d’une petite ville, il n’y a que Paris pour ces rencontres-là ! Les ouvreuses1 ont eu une belle occasion de se distinguer ; je n’ai jamais plus admiré l’art difficile qui consiste à incruster bon gré mal gré un strapontin de contrebande dans des espaces auxquels un petit banc2 n’aurait pas osé prétendre. L’affaire s’est dénouée pacifiquement chacun y mettant un peu du sien, il y a eu, en fin de compte, autant d’élus que d’appelés.
Ce public des concerts populaires a une physionomie caractéristique. J’ai retrouvé aux mêmes stalles et aux mêmes bancs les visages de l’année dernière. C’est un public d’habitués, qui vient là très honnêtement et très régulièrement surtout, avec le parti pris de faire à bon marché et sérieusement sa petite éducation musicale. Un de mes voisins ayant eu la témérité d’ébaucher un bout de conversation au moment où l’archet levé de M. Pasdeloup commandait le silence, reçut de son compagnon de stalle un regard indigné qui pouvait se traduire ainsi : « Eh ! monsieur, nous ne sommes pas ici pour nous amuser. » Le brave homme avait raison. Le côté original de l’institution, c’est que, dans ce temple, les profanes forment une minorité insigne, et que les autres, les adorateurs attitrés, communient avec un ensemble de ferveur tout à fait édifiant. Très connaisseur et très sensible, cet auditoire-là, se défiant des nouveautés et demandant à les réentendre avant d’asseoir un jugement. Il applaudit tout d’une voix, tout d’un mouvement, comme s’il s’était donné le mot à l’avance, et, à d’autres moments, il murmure avec la même spontanéité. C’est une classe fort bien tenue et dont M. Pasdeloup a le droit de se montrer fier.
Après cela, je n’ai garde de prétendre qu’il n’y ait point par-ci par-là quelques exceptions. Je suis très sûr d’avoir reconnu dans la foule quelques jeunes couples de fiancés, connus dans le monde parisien et dont les bans ont été affichés hier. Ceux-là ne venaient pas évidemment rien que pour la musique. Le concert Pasdeloup partage avec les galeries du Louvre le doux privilège de favoriser ces rendez-vous légitimes. Jugez si la musique n’est pas le plus complaisant des intermédiaires ! Un fiancé qui, après l’air du ballet de Prométhée, aurait l’esprit assez mal tourné pour ne pas trouver prétexte à de tendres propos, serait le dernier des hommes ! Je recommande cette expérience aux pères de famille soucieux de mettre leurs futurs gendres à l’épreuve. Lisez les publications de mariage, allez aux concerts populaires, munissez-vous d’une forte lorgnette, et vous verrez que cet aimable système de rapprochement matrimonial commence à être avantageusement connu et appliqué.
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Un journal anglais dresse le bilan des reliques pieusement conservées dans l’Escurial. Si l’incendie3 qui a compromis, il y a peu de jours, ce respectable monument n’avait pas été arrêté à propos, il aurait fait là un joli coup ! Je ne vous parlerai pas d’un morceau de la vraie croix, toute collection de reliques qui se respecte en possède un ; il n’y a que les mauvaises langues pour prétendre que, parmi ces fragments, les botanistes découvriraient cinq à six essences de bois différentes et que ces morceaux, mis bout à bout, formeraient une perche dont la hauteur dépasserait la flèche de la cathédrale de Strasbourg. C’est la foi qui sauve et les incrédules se mêlent ici de ce qui ne les regarde pas. Je ne parlerai pas davantage de deux épines de la couronne, d’un morceau de la crèche, d’un fragment de la colonne à laquelle Jésus-Christ a été attaché quand ses bourreaux l’ont battu de verges ; le moindre connaisseur vous dira que ces précieux débris sont des échantillons absolument nécessaires à une châsse digne de respect. Voici donc l’énumération des trésors originaux que l’Escurial offre à la vénération de ses visiteurs ; je suis l’ordre du catalogue :
Une barre du gril de saint Laurent, — le fémur de ce saint avec la portion de chair. adjacente et les marques distinctes de la fourche dont le bourreau s’est servi pour retourner la victime sur l’instrument de son supplice, — une côte de saint Albin, — le corps tout entier d’un des innocents massacrés par Hérode, — le pied d’un autre innocent (le catalogue ajoute : un pied charmant et qui appelle un millier de baisers), — quelques têtes attribuées à la légion des onze mille vierges de Cologne, — un genou de saint Sébastien avec sa flèche, — le voile de la vierge, — une empreinte du dernier pas de Jésus-Christ sur le mont des Oliviers, — enfin un des pots à eau des noces de Cana, dont le Christ changea l’eau en vin.
Vous voyez que ce musée méritait la protection du ciel, et que l’incendié s’est arrêté à point nommé pour ne pas commettre le dernier des sacrilèges. Si j’avais la moindre prétention à l’archéologie en matière de reliques, je pourrais, bien entamer une discussion sur ce voile de la Vierge, que le sacristain de Saint-Hubert4, en Belgique, m’a déjà montré comme unique en son genre et absolument authentique. Mais il y a des mystères qu’un chroniqueur respectueux n’essaie pas de sonder. Le voile de Saint-Hubert guérit la rage par un simple attouchement ; le voile de l’Escurial possède sans doute aussi des vertus particulières qui le préservent de doutes injurieux. Il est d’ailleurs en assez bonne compagnie pour se passer de réclame, et défier les injustes soupçons de l’esprit de parti.
Notes
1 Les ouvreuses étaient ainsi nommées parce qu’elles ouvraient les loges, dont elles avaient les clés. À l’opéra et dans les grands théâtres (peut-être pas chez Pasdeloup) elles ne travaillaient qu’en étages, le parterre et l’orchestre, où les spectatrices ne venaient pas, étaient régis par des placiers. Lire à ce propos le très intéressant mémoire de master 2 d’Anne-Joëlle Fleury : Les Bonnets roses, regard sur les ouvreuses de loges à Paris entre 1864 et 1914 (2015).
2 Le petit banc évoqué ici était la propriété de l’ouvreuse, qui en possédait plusieurs et les louaient pour reposer les pieds des spectatrices.
3 Cet incendie, causé par la foudre, s’est déclaré dans la nuit du deux au trois octobre. Voir Le Temps du cinq octobre, page une, colonne deux, « Dépêches télégraphiques ».
4 Plusieurs noms comportant le mot saint ont été écrits ici et le typographe du Temps ne semble pas connaître la règle, variable selon qu’il s’agisse de personnes, de lieux ou de choses. Si l’on parle de la personne sainte, le mot saint ne porte pas de capitale et n’est pas suivi d’un trait d’union : le grill de saint Laurent. Si l’on parle d’un lieu nous aurons une capitale à saint et un trait d’union : le sacristain de Saint-Hubert, la rue Saint-Denis. Quant aux choses portant le mot saint dans leur nom, tout en minuscule avec un tiret, en sachant distinguer les noms de lieux des noms de choses : en compagnie de notre saint-bernard et de notre ami saint-simonien nous nous sommes arrêtés à Saint-Claude où nous avons bu un verre de saint-émilion à la santé des saint-cyriens et de notre ami Saint-Cyrien (les premiers étant les habitants de la ville Saint-Cyr, et l’autre un élève de l’école, au même titre que le saint simonien). On ne place jamais de trait d’union dans les noms des saints italiens ou traduits de textes italiens et plus généralement étrangers, mais des capitales partout (San Francisco, Saint Louis, Santa Fe). Fin de la première leçon.
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