Chronique parue dans Le Temps du quatre novembre 1872 mise en ligne le 23 mars 2025. Temps de lecture : sept minutes.

Godefroy Cavaignac (1800-1845), par François Rude (gisant redressé)
Je n’ai pas manqué hier au devoir élémentaire qui me commandait de visiter les principaux cimetières de Paris1. Rien à dire du Père-Lachaise, ni du cimetière Montparnasse. Un vague instinct m’avertissait que le cimetière de Montmartre m’offrirait des points de vue plus intéressants C’est là que reposent des morts célèbres dont la population parisienne a gardé le culte : Godefroy Cavaignac2, Baudin3 et tant d’autres dont la liste serait longue. J’y suis arrivé vers deux heures. Dès l’entrée, un spectacle inattendu m’attendait. Depuis la place Blanche jusqu’à la grille4, des groupes de sergents de ville échelonnés avec art. « C’est pour empêcher l’encombrement, » me suis-je dit, et, sans plus de réflexions, je franchis la porte. Je tombe sur une escouade de gardes municipaux, en grande tenue, le sabre au côté, le fusil sur l’épaule. Ceci devenait plus sérieux. Il y a donc bien du monde à surveiller ? Mais non la grande allée est vide, à peu près vide le rond-point5, et, si loin que l’œil peut aller, dans l’horizon haché par une fine pluie d’automne, quelques visiteurs égarés çà et là, mais, en revanche, de nombreux uniformes dont les épaulettes rouges piquent de points lumineux les massifs des sapins et des ifs. Un tambour se promène mélancolique et solitaire, détaché du groupe de ses compagnons d’armes, et voilà que l’idée baroque des trois sommations me traverse la cervelle. Pure folie, indigne de la gravité du lieu et que je repousse avec indignation. Manifester à propos de qui et à propos de quoi ?
Cependant ce mystère commençait à m’intriguer. Je poursuis ma promenade. Je passe devant la tombe de Godefroy Cavaignac6 des mains pieuses y ont accumulé les couronnes et les bouquets d’immortelles. Un peu plus loin, la grande croix du rond-point est richement enguirlandée d’ornements funèbres ; des couronnes noires tressées de fils d’argent, des immortelles jaunes et blanches ; la pierre disparaît sous les tentures de crêpe. Des groupes recueillis l’entourent et élèvent leur âme vers Dieu, sans se laisser distraire par le voisinage profane de la force armée. Une jeune femme, vêtue de noir, a plié ses genoux sur les dalles ruisselantes d’eau et prie, le front courbé sous la pluie qui redouble.
Je m’enfonce dans les allées, et, avisant un brigadier de police7, l’idée me vient de lui demander s’il sait où se trouve le monument de Baudin. La réponse est absolument décourageante. Un non hautain, bientôt suivi de cette explication : « La consigne nous met ici aujourd’hui, nous serons ailleurs demain. Ce cimetière m’est inconnu. » Notez que ce bon apôtre a pour mission précisément, de poster ses hommes aux bons endroits. Pandore n’étant pas loin, je l’interroge à son tour. Même accueil le brigadier avait raison. Je me rabats enfin sur un gardien, et le brave homme consent à me tendre la perche. Il n’avait pas fini son explication que le pas mesuré d’une patrouille retentit dans une allée latérale, et le voilà qui détale comme un lièvre, au beau milieu de la phrase commencée, sans demander son reste. Je n’invente et je n’exagère rien ; je me borne à raconter ce que j’ai vu, d’autant plus naïvement que je n’y ai rien compris et que je n’y comprends rien encore8.

Gisant de Jean-Baptiste Baudin, par Aimé Millet (1818-1891)
Je possédais néanmoins le fil conducteur et, après quelques tâtonnements, je finis par découvrir le mystérieux monument. Personne aux alentours. Le monument définitif n’est pas encore posé9. Je me trouve en face d’un large piédestal en marbre gris, sur lequel deux pauvres couronnes et deux petits bouquets d’immortelles rouges. Après une halte de quelques instants, je me retourne d’un mouvement brusque et j’entrevois alors deux képis qui disparaissent aussitôt sous les noirs cyprès. Allons, Baudin est bien gardé.
Et c’est tout. Si vous me demandez maintenant le secret de tout cela, je vous répondrai que je ne sais rien et que ces braves sergents de ville n’en savent probablement pas davantage. L’anniversaire de la mort de Baudin est le 3 décembre ; c’était hier le 3 novembre. Ce déploiement de forces est-il de tradition, comme l’affirment les uns ? À-t-on craint une manifestation spéciale ? C’est le secret des dieux, et comme ces dieux sont des muets impénétrables qui ne se confient guère à leurs instruments, j’ai refranchi la haie des municipaux sans avoir dérobé le mot du rébus.
⁂
Parmi les personnes qui ont entendu parler des travaux de la commission internationale du mètre, combien y en a-t-il qui se doutent des travaux considérables que la science a dû mener à bout pour découvrir les mesures métriques et les appliquer aux mesures usuelles ? Cette science-là, comme toutes les études spéciales, ne se livre pas au premier venu : elle a l’abord inhospitalier et la mine passablement renfrognée. Puis, à franchement parler, les trois quarts d’entre nous ont autre chose à faire qu’à tenter, par pur intérêt de curiosité, l’abordage de l’algèbre, de la trigonométrie, voire même de l’arithmétique. Rassurez-vous donc : à supposer que je m’y entende moi-même, je n’ai pas la moindre envie d’entamer une conférence où je risquerais fort de parler dans le vide.
Mon seul but est de recommander aux curieux qui désirent s’instruire agréablement, un moyen tout trouvé de compléter sur ce point leur éducation scientifique. Un romancier, habile dans l’art de cacher des notions sérieuses sous une forme attrayante, M. Jules Verne, l’auteur du Tour du Monde en 80 jours10, que vous commencerez à lire mardi prochain, vient de publier chez Hetzel un nouveau livre Les Aventures de trois Russes et de trois Anglais11, qui étudie et résout, avec la précision de la science et l’attrait du roman, le problème du mètre. Ces savants, désireux de vérifier l’échelle métrique, sont allés mesurer dans l’Afrique australe un arc du méridien : la lunette d’une main, le fusil de l’autre, ils opèrent au milieu de circonstances dramatiques et luttent à la fois contre la nature et contre les hommes, pour arracher à l’une ses secrets et imposer aux autres les bienfaits de la science. Il est inutile assurément de dire que cette ingénieuse étude est ouverte aux plus rebelles et qu’il y a plaisir à voir l’enseignement cheminer d’une allure aussi aisée sous le couvert de la fantaisie.
Notes
1 Le Temps, comme bien des journaux du soir, est antidaté parce qu’il sera vendu le lendemain en province et l’on veut éviter que le lecteur de Lyon ou de Bordeaux ait l’impression de lire un journal de la veille. Ce numéro daté du lundi quatre novembre est donc paru à Paris le trois dans l’après-midi (il n’y avait pas encore une édition toutes les deux heures). Donc Jules Claretie s’est rendu au cimetière le samedi deux. Ce samedi était un jour travaillé, douze heures, comme les six autres jours de la semaine. La Toussaint était le premier novembre, non chômé. Afin d’éviter de perdre une demie-journée de salaire les visiteurs se sont rendus au cimetière le dimanche le plus proche, c’est-à-dire demain. Il est donc normal qu’il y ait peu de monde ce samedi.
2 Godefroy Cavaignac (1800-1845), journaliste républicain très actif pendant les Trois Glorieuses et dans les années qui suivirent. On ne le confondra surtout pas avec Godefroy Cavaignac (1853-1905), du camp d’en face, député et plusieurs fois ministre de la Guerre. Le premier a donné son nom à une rue de Paris, l’autre pas. Ils ont été tous deux inhumés au cimetière de Montmartre.
3 Le médecin et député Alphonse Baudin (1811-1851), suite aux insurrections provoquées par le coup d’État du deux décembre 1851 est mort sur une barricade, rue du Faubourg-Saint-Antoine. L’action a plusieurs fois été représentée en peinture, comme ici en 1869 par Pic (Ernest Pichio, 1826-1893).

4 Ce chemin prenait dans la partie du boulevard de Clichy toute proche de la place Blanche, jusqu’à ce qui était alors le cimetière du Nord. Cette route portait alors sans originalité le nom d’« avenue du Cimetière ». En août 1899, cette agréable avenue d’une centaine de mètres prendra, très tardivement, le nom d’Avenue Rachel en hommage à la comédienne morte en 1858. Ce cimetière est l’un des rares à être franchi par un pont (celui de la rue Caulaincourt, inaugurée en 1869). Ce pont en fer, alors tout neuf, est la première chose que Jules Claretie a vue, avant même d’entrer dans le cimetière ; or il n’indique pas avoir vu ce pont. Jules Claretie, en effet ne décrit jamais les lieux, rarement les gens, uniquement leurs actes.

Entrée du cimetière de Montmartre en juillet 2020
5 Ce rond-point, assez quelconque, se trouve dans l’axe de l’entrée, peu après être passé sous le pont.
6 Ça n’a pas dû être bien difficile, cette tombe se trouvant autour du rond-point.
7 Depuis le début de cette chronique, Jules Claretie a évoqué des « sergents de ville », qu’il a su distinguer des « gardes municipaux » « en escouade » ; nous avons ici un « brigadier de police », nous en aurons d’autres. Jules Claretie qui, comme tout le monde a fait la guerre de 1870-1871, conserve bien en mémoire les différents attributs et grades des forces de l’ordre avec qui il a pu se trouver en contact.
8 L’explication est toute simple et il est certain que Jules Claretie la connaît. On peut la trouver dans Le Figaro, journal du matin, paru le dimanche trois, jour où les visiteurs se sont rendu au cimetière (voir la note une). Du coup la première page et une partie de la deuxième traitent du sujet. C’est dans le « Carnet d’un reporter » de la page deux, Alfred d’Aunay (Alfred Descudié) qu’il faut trouver la réponse : les autorités s’attendaient à une affluence massive. Autant on pleurait les morts à la Toussaint de 1871, ceux de la guerre et ceux de la Commune, réprimée dans le sang, autant 1872 aurait pu faire place à la colère. Ça n’a pas été le cas. Alfred d’Aunay écrit : « À Montmartre, on n’a eu que vingt-cinq à trente mille personnes, quand, l’année dernière, à pareil jour, plus de quarante mille s’y étaient rendues. / Le plus grand ordre n’a cessé de régner hier, et on sera étonné sans doute d’apprendre que dans une telle journée il n’a été opéré qu’une seule arrestation, celle d’un contrevenant à la loi sur l’ivrognerie. »
9 Poursuivons la lecture de l’article d’Alfred d’Aunay : « La tombe nouvelle de Baudin est encore peu connue, car on n’y a déposé ni couronne ni bouquet. En revanche, on a jeté trois bouquets de violettes sur l’emplacement de l’ancienne sépulture. »
10 Jules Verne, Le Tour du monde en quatre-vingts jours. Ce roman d’aventure a été publié en feuilleton dans Le Temps, du six novembre (après-demain) au 22 décembre. Jules Claretie accepte donc, et sans doute d’autres journalistes avec lui, de se livrer ici à une publicité éhontée, ce qui était courant à l’époque. Le roman paraîtra chez Hetzel le trente janvier 1873, daté 1872.

Début du feuilleton de Jules Verne dans Le Temps du six novembre prochain
11 Aventures de trois Russes et de trois Anglais (sans « Les ») a d’abord paru en fascicules du Magasin d’éducation et de récréation, de novembre 1871 à septembre 1872 avant d’être publié un seul volume chez Hetzel le 31 octobre 1872
.
