Les Magasins du Louvre

Après Candidat !, en juin 2025, après Le Beau Solignac en octobre, à la fin de l’année, ou au début de 2026 un troisième roman de Jules Claretie en PDF : l’excellent Monsieur le ministre, dont voici un aperçu : une visite aux magasins du Louvre en 1880 :

Évidemment, Vaudrey, libre de sa journée, maître de lui, ne la quitterait pas. Il le lui répétait à chaque tour de roue. Elle se fit conduire au Louvre

— J’ai des achats à faire !

Sulpice ne pouvait la suivre. Il l’attendit dans le coupé, à la porte, sur la place du Palais-Royal, s’enfonçant dans l’angle de la voiture, les stores baissés pour qu’on ne le vît pas. Il avait très froid.

Marianne avait traversé lestement les magasins du rez-de-chaussée, regardant à peine les étalages des japonaiseries, des gants, des fleurs artificielles. Elle monta un escalier tendu de tapisseries, à rampe de fer tournant, où ses petits pieds s’enfonçaient dans la moquette, et elle entra dans un salon silencieux où des hommes et des femmes, silencieusement aussi, lisaient ou écrivaient, devant trois tables, comme dans le drawing-room d’un hôtel. Devant une large table ronde, de vieilles dames et des jeunes filles regardaient les images de l’Illustration, les caricatures du Journal amusant, les croquis de la Vie Parisienne. D’autres, sur la seconde table, lisaient les journaux quotidiens, quelques-uns enroulés autour de leur manche comme un drapeau autour de sa hampe, ou bien la Revue des deux Mondes. Un peu plus loin, sur une table à tapis rouge, avec des buvards de cuir et des encriers de verre rond, où l’encre dansait avec des reflets violacés, des gens écrivaient, assis sur des sièges de velours grenat passé, à dossiers d’acajou. Des plantes au large feuillage vert égayaient cette pièce triste, éclairée d’en haut par un jour tombant des verrières plates.

Marianne se croyait soudainement transportée bien loin de ce grand bazar qu’elle venait de traverser. Elle alla droit à la table où du papier était rangé symétriquement, dans une papeterie, et elle s’assit rapidement, posant son manchon avant d’écrire, relevant à demi sa voilette, battant, de sa main gantée, une marche sur le cuir noir d’un petit buvard placé devant elle, puis ôtant ses gants et prenant au hasard une ramette et des enveloppes de ce papier qui portait, imprimée, dans un angle, l’adresse du magasin. Marianne souriait, tout en cherchant des yeux un porte-plume, et elle songeait à ce pauvre Sulpice, resté en bas, dans la voiture, et qui grelottait peut-être, dans les vents-coulis des portières disjointes.

— Voilà l’adultère, à Paris ! se disait-elle. Un ministre ! heureuse de le faire souffrir.

Elle n’était pas pressée. Elle s’amusait à regarder ce qui l’entourait. Un homme, décoré, se promenait dans ce salon, surveillant le papier de la papeterie et le remplaçant dès qu’il était usé. Au besoin, il vendait des timbres à quelqu’un de ces gens qui étaient là. Une boîte aux lettres était clouée tout près de la cheminée haute, avec les heures des levées.

À côté de Marianne, coude à coude, et devant elle, il y avait surtout des femmes, écrivant les unes fébrilement, d’autres, deux filles assises en face de Marianne, se passant l’une à l’autre, en riant tout bas, les lettres qu’elles achevaient en ricanant, mordillant leur porte-plume écossais et se disant :

— C’est un peu froid, hein ? Il va se dire : Eh ! bien, vrai, alors !

Un peu plus loin, dans une autre salle, Marianne apercevait un coin de buffet où un garçon cravaté de blanc servait à des consommateurs qui se bousculaient des sirops roses, des orangeades ou des liqueurs, rangés sur les tablettes de marbre. Au-dessus du défilé incessant des consommateurs, on voyait flotter les larges rubans rouges du bonnet d’une nourrice ou un ballon d’enfant se dandinant sur les chapeaux de femmes. Des tableaux avec des étiquettes vieillies, collées sur leurs cadres, toiles venues des expositions de province, restaient pendues là, à regarder ou à vendre. Des cris de babys se mêlaient au bruit des bouteilles remuées, des verres vides posés sur le marbre. Une double lumière bizarre, la lumière rouge du gaz et la lueur blanche du gaz oxhydrique, donnaient à cette cohue quelque chose de vaguement fantastique. Il semblait à Marianne qu’elle n’était plus à Paris, qu’on l’avait transportée dans quelque dock d’Amérique, ou qu’elle faisait une traversée, à bord d’un steamer transatlantique.

À côté d’elle, derrière une sorte de haut paravent de glaces, elle percevait des bruits de pas, des chocs de cristal et de porcelaine, des tintements d’argenterie et de fourchettes. En regardant le plafond, lourdement chargé d’or, de pendeloques richement barbares, Marianne devina la salle à manger du grand Hôtel du Louvre, et, dans l’odeur de cuisine et de desserte qui arrivait par-dessus la cloison de verre, elle éprouvait, de plus en plus, la sensation d’un voyage en paquebot.

Et ce défilé éternel des bébés et des mamans l’intéressait. Elle regardait ces modes nouvelles, les peluches, les velours, curieusement, comme si elle eût été au spectacle. Les deux jolies filles, devant elle, gaies toujours, s’amusaient à gâcher le papier, l’une écrivant, l’autre lisant par-dessus l’épaule de sa camarade et pouffant de rire sous sa toque hongroise, un grand col de quakeresse couvrant presque ses épaules et son veston à larges boutons d’acier. Cette toque féminine fit songer Marianne à Guy. Il y eut, dans ses yeux de chatte, un éclair méchant.

Elle prit du papier, cherchant pour cet homme des amabilités de tentatrice, quelque chose de troublant et de vague qu’elle ne trouvait pas.

— Ce que je voudrais lui écrire, c’est qu’il est un misérable et que je le hais ! pensait-elle.

Alors, elle s’arrêtait, et elle regardait, encore oubliant Vaudrey. Le contraste de cette salle de lecture silencieuse avec le bruissement et la cohue multicolore de cet immense bazar d’Orient, dont le murmure de foule montait jusqu’à elle comme un mugissement de mer lointaine, et dont elle n’apercevait qu’un coin, nettement découpé par l’encadrement des portes, amusait Marianne, qui, le rictus aux lèvres, se donnait le malin plaisir de faire poser un président du Conseil.

— Au moins ça me venge des lâchetés que me fait commettre l’autre !

Des espèces d’ombres noires apparaissaient, dans ce coloriage, comme des silhouettes découpées sur un tableau peint : des commis aperçus, à mi-corps, dans l’entassement du linge. Et encore une fois, cette odeur de desserte mêlée aux parfums d’opoponax[2] des voisines, ce luxe banal des crépines d’or des rideaux brochés à fleurs, à grappes de fruits, tombant droit devant les fenêtres immenses et faisant antithèse à ces tons riches des tapis de Perse ou de ce plafond orné, troué, çà et là, d’un œil de bœuf doré, semblable à celui d’un Versailles américanisé, ce bruit d’assiettes et cette clameur de vente, ce vide-bouteille dans un Louvre bourgeois, ce mélange de bazar turc et de grand hôtel américain, ce caravansérail du Kaire donnant sur un bar yankee, ce quelque chose de colossal et de criard, ces courants d’air à travers ces galeries, ces couloirs, cette cohue ruisselant à travers ces docks où il y avait de tout, de quoi tenter et dégoûter à la fois tout un monde, cet écrasement, cet entassement lui semblait comique, tout drôle, nouveau, point parisien, non, mais bien moderne.

— Et si commode ! disait-elle en entendant rire les fillettes qui achevaient leurs lettres d’amour.

Elle se mit alors à écrire, ayant décidément trouvé. Elle envoyait à Rosas une lettre d’excuses : elle serait chez lui demain, à la même heure. Aujourd’hui, son oncle lui prenait sa journée, la forçait à aller voir ses peintures, à entrer au Louvre, acheter des tentures pour une scène d’Orient qu’il voulait peindre. Si Rosas ne recevait pas la lettre à temps, peu importait ! — À Lissac, — c’était là le point capital — elle annonçait qu’elle serait chez lui le lendemain matin, à dix heures.

— Boîte aux rendez-vous ! dit-elle en glissant les deux billets dans la boîte aux lettres. C’est très farce, l’extrême confort !

Elle se prit à sourire en se disant qu’on mettrait longtemps à compter le nombre de petites mains, tremblantes ou hardies, qui avaient glissé dans la bouche rectiligne de la boîte quelque petit billet, tour à tour l’avant-goût ou le post-scriptum de l’adultère.

Puis elle descendit, retrouvant dans son fiacre Vaudrey qui battait nerveusement la semelle sur le fond de bois du coupé.

— Je suis restée là longtemps, je vous demande pardon, dit Marianne.

— Au moins as-tu acheté quelque chose qui te plaise ? demanda Vaudrey, qui semblait comme vaguement enrhumé.

— Rien du tout. Il n’y a rien dans ce magasin !

Vaudrey fut effrayé. Allait-on visiter tous les magasins de nouveautés les uns après les autres ?

Marianne eut pitié de lui.

— Rentrons, voulez-vous ? dit-elle.

Elle cria au cocher : « Rue Prony » ! tandis que Sulpice, qu’elle traînait là avec des bâillements lassés, lui prenait la main et disait, en éternuant :

— Ah ! que tu es bonne !