« Chronique » de Jules Claretie parue dans Le Temps du premier mai 1880. Page mise en ligne le 18 novembre 2024. Temps de lecture : 17 minutes.
Cette chronique n’a été restituée ici que pour l’intérêt que le chercheur pourra y trouver. Chargée d’une profusion de noms et de titres d’œuvres, l’insertion systématique de notes aurait constitué une charge de travail déraisonnable. L’honnête homme du XXIe siècle n’y trouvera pas son compte. Notons que Le Temps du six janvier 1880 publie le règlement du salon sur une colonne et demie, sous la signature de Jules Ferry, alors ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts.
C’est aujourd’hui le vernissage. Ce sera demain l’ouverture. Avec notre besoin de manger les fruits en verjus et de n’avoir de goût et de passion que pour les primeurs, le vernissage est devenu peu à peu le jour de la véritable ouverture du salon. Il faut s’y montrer si l’on appartient au tout Paris. Le concours hippique, le vernissage et le grand prix sont comme trois grandes réunions printanières pour le high life. Le vernissage a remplacé Longchamp. On y arbore les toilettes nouvelles. On y salue les personnages connus. On s’y montre la peinture à la mode, le critique en renom, l’auteur dramatique applaudi. Les peintres y usent leurs bottines à mener et à promener leurs amis, les amateurs et les juges devant leurs tableaux. Et toute cette fashion circule à travers les échelles, les pots de vernis, les jardiniers et les tapissiers. Cette année plus que toutes les autres il y aura des échelles et du vernis dans les salles. Le placement de ces 3 957 tableaux — bien près de 4 000 — a exigé un temps si grand qu’il reste encore çà et là plus d’une toile à accrocher. Tout sera terminé demain, jour officiel de la première représentation de la pièce.
Aujourd’hui, ce n’en était que la répétition générale, mais une répétition plus courue qu’une première.
Ce qui frappe tout d’abord dans le Salon de cette année, c’est le nombre toujours grossissant des œuvres exposées. Il y en a partout, il y en a trop. Les peintres exposent de la sculpture, les sculpteurs de la peinture, les dessinateurs de la faïence, les architectes de l’aquarelle. Chacun tient à monter bien moins la profondeur que la multiplicité de ses talents. Aussi quel livret ! Il est presque aussi volumineux que le fut l’Almanach Bottin à ses débuts !
Je ne puis ni ne veux faire ici de la critique artistique, le domaine appartenant à notre collaborateur très autorisé, M. Paul Mantz1. Il s’agit simplement de donner à première vue au visiteur qui rentrera demain, au moment de l’ouverture, une impression nette de ce qu’il éprouvera sans nul doute à son tour.

Le « grand escalier » emprunté par le visiteur, non représenté sur ce plan, se trouve au centre de la longueur et n’est pas représenté sur ce plan. Ainsi que l’indique Jules Claretie ci-dessous, il débouche salle douze
Je suppose qu’il entre par le grand escalier, en prenant la droite, comme il convient. Il se trouvera dans le salon central, salle 12. Là, il pourra se rendre compte du classement nouveau qu’on a établi : à sa droite, il rencontrera tout un panneau de hors concours, à sa gauche, un panneau de non exempts, derrière lui, et du côté de la porte d’entrée, un panneau d’exempts : sait-il bien quelles sont les significations absolues de ces divisions ? La mention H. C. (hors concours), placée dans le livret et sur les ouvrages exposés, s’applique aux artistes qui, aux termes du règlement, ne peuvent être proposés pour les médailles, excepté pour la Médaille d’honneur. La mention Ex. (exempt) ; placée dans le livret ou sur des ouvrages exposés, s’applique aux artistes dont les œuvres, aux termes de l’article 22 du règlement, sont reçues sans examen.
Les H. C sont placés dans les salles 13, 14, 16, 18, 20, 21, et 24.
Les Ex. dans les salles 3, 4, 6, 8, 10, et 12.
Les non exempts dans les salles 12, 13, 15, 17, 19, 23, 26, 27, 28, 29 et pourtour.
Les étrangers, dans les salles 3, 5, 7, 9 et 11.
En visitant le Salon de droite à gauche, je veux dire en prenant pour sortir de la salle centrale la première salle à droite, salle 13 ou 14, 15 ou 16, etc., on arrivera, au bout de l’exposition, aux salles spécialement consacrées à l’aquarelle, aux dessins, aux gravures et même à une salle de lecture, innovation heureuse, un retrait où l’on trouvera les revues nouvelles, les recueils d’art, les publications relatives au Salon.
Dans le vestibule avant la salle centrale, — qui n’est plus, on l’a vu, le salon d’honneur, — on aperçoit quatre ou cinq grandes compositions d’art monumental : la France armée et la Force protégeant le droit de M. Thirion, le Serment de M. Préau, une grande composition historique de M. Albert Maignan, Renaud de Bourgogne jurant devant les échevins de Belfort de respecter leurs franchises (1307), une Visitation de M. Machard, une Martyre chrétienne de M. Georges Becker qui expose aussi, dans une autre salle, un fringant portrait du général de Galliffet2.
En entrant dans la salle du milieu, tout d’abord on aperçoit le Camille Desmoulins au Palais-Royal de M. Lix, bien placé, au centre de la muraille, en face, puis à droite, une toile énergique, d’une vérité puissante, la Grève des mineurs, de M. Roll : des mineurs ramassant des morceaux de houille pour les jeter à des soldats, aperçus au fond, tandis que, l’enfant au sein, désolées, les femmes pleurent. Il y a là un rare sentiment du drame. À gauche, M. Matejka3, le peintre cracovien, remplit presque tout un panneau avec une toile mouvementée, d’une couleur dorée, ou jaune, comme on voudra, représentant une bataille, la Bataille de Grunwald (juillet 1410) entre les Allemands et les Polonais, — une sorte de Smala du quinzième siècle.
Autour de ces toiles d’une dimension capitale, des œuvres d’un grand intérêt sont accrochées, et on regardera là une Halte, de M. Adrien Moreau, une vue d’Orient, de M. Guillaumet, les Palanquins à Laghouat, sans compter la Flagellation du Christ, de M. Bouguereau, et la Pêche miraculeuse, de M. Lehoux. Çà et là, encore une grande toile historique de M. A. Besnard, qui expose plus loin un portrait de femme, un Saül consultant la pythonisse de M. J. Wenker, élève de Rome, des tableaux de genre de M. Goubie, le peintre des cavaliers parisiens, et de M. Loustaunau, un peintre des scènes militaires d’un ordre spécial, le militaire au bal en bonne fortune ou dans son ménage, un peintre militaire en pantoufles.
Sur le panneau des étrangers (à gauche), on a placé quatre compositions de M. Alma Tadéma, le maître hollandais qui vit en Angleterre et y fait fureur. Ces compositions décoratives, justement les Quatre saisons représentées tout naturellement sous les traits de femmes romaines et grecques, étaient il y a quelques temps exposées par M. Alma Tadéma à la National-Gallery, à Londres. Rien de plus intéressant. M. J. Pallizzi, l’animalier, figure ici avec un Chevrier dans les Abruzzes, petite toile très lumineuse. À noter encore un tableau vénitien de M. Ed. Dubois, qui est de New-York, et un Amateur, de M. Van Hove, qui est de Bruges.
Les toiles ne sont pas, comme on l’avait dit classées par genres de peintures, par groupes, et c’est le hasard sans doute qui a mis tant de portraits à la fois dans la salle 14 : M. Jules Grévy, par M. Bonnat ; M. de Galliffet, la main sur la poignée de son sabre, par M. Becker ; Mme G. P… (Georges Petit), par Carolus Duran, superbe, d’une maîtrise altière, avec un bleu de robe tout à fait séduisant ; Victor Hugo, par M. Monchablon, un Victor Hugo à Guernesey, tel qu’on peignait le barde Ossian en 1810 ; M. Auguste Vacquerie, une toile remarquable de M. Léon Glaize ; M. Henri Martin et M. Paul Bert, par M. Yvon ; M. Lepère, par M. Feyen-Perrin ; M. G. Clemenceau, par M. Bin. Toutes ces célébrités dans une même salle. Nous rencontrerons plus loin M. Naquet, M. Guillaume, Mme Céline Chaumont et Mlle Alice Regnault, toujours en peinture.
Autour des portraits que je viens de signaler, les deux compositions étonnantes de M. Gustave Moreau, une Galatée et une Hélène, conçues dans le sentiment d’archaïsme un peu fantastique qui distingue ce maître, attirent par leur éclat de joaillerie, et leur originalité singulière. C’est de la mythologie des Mille et une Nuits. Une Mme Roland à la Conciergerie, debout, grandeur nature, de M. Jules Goupil, rappelle la Merveilleuse que ce peintre avait exposée, il y a quelques années, avec grand succès. C’est la même dimension dans le tableau et le même talent dans l’exécution. Je remarque en passant que les scènes et les personnages de la Révolution tiennent une grande place dans le Salon de cette année. Il y a là jusqu’à huit ou dix Marat, depuis le Marat en chair et en os, écrivant l’Ami du peuple dans sa baignoire, de M. Lucien Mélingue, jusqu’au buste de Marat que les muscadins veulent briser, sous les piliers des Halles, spirituelle composition de M. Georges Cain. Et des Marat assassinés ! Dans une seule salle, j’ai compté jusqu’à quatre Charlotte Corday, la coiffe blanche aux cheveux, et le couteau rouge à la main.
Les Derniers rebelles, de M. Benjamin Constant, sont placés près de la Mme Roland, de M. J. Goupil. Ils font grand effet. Un Divertissement champêtre, de M. Toudouze ; une Marine, de M. Pelouze ; un Officier attaqué par des pandours, de M. John Lewis Brown, toile lumineuse, mouvementée, colorée comme un Bonington, avec des jaunes, des rouges et des bleus séduisants, complètent cette salle 14, qui n’est pas des moins intéressantes.
Je n’aurai point l’espace voulu pour donner salle par salle le résumé du Salon. J’en choisis le dessus du panier. Salle 16 : une grande Phèdre, nue et couchée de M. Cabanel. Elle se lamente, elle pleure ; Vénus la tord sur sa couche. Oh ! que n’est-elle « assise à l’ombre des forêts4 ! » Deux portraits de M. Paul Baudry, deux portraits d’homme qui étaient hier encore recouverts d’une lustrine blanche et qu’il a été permis de voir aujourd’hui. M. Baudry n’a pas exposé son Plafond destiné à la cour de cassation5. Son Portrait de M. Guillaume et son Portrait de M. Bandin, le remplacent.
On regardera beaucoup, dans cette salle le tableau de M. H. Gervex : Souvenir de la nuit du 4(6) :
L’enfant avait reçu deux balles dans la tête !
Comme il y a deux Camille Desmoulins au Salon et une douzaine de Charlotte Corday, il y a deux Souvenirs de la nuit du 4. L’un est de M. Gervex, l’autre est de Paul Langlois, le fils du sympathique député de Seine-et-Oise. M. Gervex a placé, dans le fond de la scène, Victor Hugo, Victor Hugo sans barbe, tel qu’il était alors. M. Langlois a oublié Victor Hugo. Mais M. Gervex, puisqu’il voulait représenter une scène historique, aurait dû s’informer pour apprendre qui, dans cette tragique nuit du 4, accompagnait Victor Hugo. C’était Édouard Plouvier. Le portrait du pauvre poète mort à la peine existe. Il était facile de le reproduire. — Ce qui frappe dans la dramatique composition de M. Gervex, c’est le corps grêle du pauvre petit mort, un maigre enfantelet parisien d’une blancheur tragique. L’aïeule aussi est remarquable, regardant, hébétée, ce petit cadavre.
M. Pille a peint une scène encore de Victor Hugo, un épisode de 93 : les soldats du bataillon de Paris trouvant les enfants Dans le bois de la Saudraie. La magistrale Vue du vieux Bercy, de M. Guillemet, fait trou dans la muraille. Cela vaut son tableau du Luxembourg. Les Énervés de Jumièges7, de Luminais, abandonnés au cours de la Seine, dans une barque, ont un grand caractère dramatique et la foule s’y porte comme vers une énigme. Je signale encore de ce côté un paysage de M. Flahaut et une scène espagnole de M. Worms.
Continuons rapidement notre course. Jusqu’ici nous n’avons rencontré que des hors concours, bien placés sur la cimaise ; tout à l’heure, avec la foule des malheureux débutants, le menu fretin des peintres en pleine lutte, nous allons nous trouver perdu dans une énumération fatigante. Il y a des salles de non exempts où les tableaux se trouvent juchés à des hauteurs inattendues. Les peintres peuvent-ils s’en plaindre ? Le jury est trop peu sévère et, étant indulgent, il condamne nécessairement 1’administration à loger où elle peut les toiles qu’on a reçues. Hélas ! cette année, on a placé des tableaux jusque dans les galeries extérieures, où se prélassait d’ordinaire, bien calme et bien oubliée, l’architecture !
Je note, en parcourant les salles, la Françoise de Rimini, de feu Édouard Blanchard ; une importante toile de M. Aimé Morot, qui revient de la villa Médicis : le Bon Samaritain, qui fait sensation. On a dit déjà que c’était une révélation ; M. Morot n’avait plus à se révéler pour ceux qui avaient vu son concours, lors du prix de Rome. Deux paysages de Gustave Doré, deux toiles de Français, les Cancalaises, de M. Peyen-Perrin, une Salomé de M. F. Humbert, un adorable Enfant Rouge8 de M. Carolus Duran, le Bas-Empire de M. Jean-Paul Laurens, incarné dans Honorius, enfant pliant sous le fardeau de la lourde couronne et de la large épée César — l’empire tombé non en quenouille mais en enfance. M. Cot a ici un portrait de jeune fille et dans une salle précédente nous avions vu·de lui l’Orare, qui est· à signaler, ainsi que les deux tableaux ·de M. Hector Le Roux, dont le chaste pinceau s’est décidément consacré aux vestales.
La Jeanne d’Arc9 de M. Bastien Lepage, que nous rencontrons ensuite, est une composition archaïque très curieuse. C’est une extatique, une hystérique, sa Jeanne d’Arc, suivant de son regard fou les visions qui l’obsèdent. Un ami avait surnommé M Bastien Lepage le primitif. Il y a là, en effet, un· mélange de la facture des primitifs et une cherche du naturalisme. Le jeune peintre expose, un peu plus loin, un petit portrait de M. Andrieux. Le préfet de police est debout, à côté de son bureau, dans cette attitude penchée qui lui semble habituelle. Très ressemblant et très fin.
La Jeune fille endormie de M. Henner et sa petite Nymphe nue se mirant dans l’eau ; une scène rustique, le Repos, tirée par M. Jules Breton du poème qu’il vient de publier sous ce titre ; Jeanne ; un portrait de M. Butin, enlevé en plein art par M. Duez : M. Butin peignant peint par M. Duez comme pourrait s’appeler cette toile ; deux portraits achevés, hors de pair, de M. Jules Lefebvre, le portrait d’un vieillard et le portrait exquis d’une jeune femme, Mme H… (la femme du docteur Horteloup) ; une nature vivante rapportant une nature morte, de M. Ph. Rousseau ; le Menuet, de M. Jacquet, ou le triomphe de l’or, du satin, de la broderie et des jolis visages ; enfin les Courges, de Vollon, courges énormes, appétissantes, attirantes, peintes aux Halles, enlevées d’une brosse puissamment vivante, un des succulents morceaux du Salon.
Voici les immenses salles du fond, celles qu’on appelait jadis les dépotoirs : M. Puvis de Chavannes y triomphe avec un grand carton destiné à compléter sa décoration du musée d’Amiens. Ce sont de jeunes Picards s’exerçant à lancer des javelots. Voilà de l’art pur et du plus grand. En face, on a placé le Caïn de M. Cormon : le Caïn de Hugo, Caïn fuyant éperdu avec les siens, à travers les plaines désertes. Rare sentiment du dramatique, là aussi. Ce Caïn sera très regardé. Au-dessous, M. G. Ferrier expose une Salammbô, avec son serpent python amoureusement enroulé à ses flancs et lui coulant entre les lèvres son horrible tête plate.
À droite, le Mariage de M. G. Boulanger, exécuté pour une mairie ; çà et là un coin d’église de M. Bonvin, un maître ; un paysage de M. Harpignies ; une vue de Paris, de M. Yon ; Pétion et Buzot mangés par les loups, de M. Dupain, et se défendant à coups de pistolet ; un plafond de M. Tony Robert-Fleury, la Glorification de la Sculpture, composition importante qui sera un des ornements du Luxembourg.
Nous arrivons aux salles en retour, encombrées de toiles pour la plupart ; j’y note la Pêche, de M. Louis Lenoir, le Maréchal ferrant, de M. Dupray, un Centenaire, de M. Ad. Moreau, une Rêverie, de M. Voillemot, un paysage de Luber, un autre de M. Herpin, et des reliquaires, des coupes, des cristaux de roche, de M. Blaise Desgoffes, plus patiemment exécutés qu’une sculpture d’ivoire par un Chinois.
M. Bergeret, le peintre ordinaire des crevettes expose un peu plus loin le Régal des mouches, une orgie de mouches dans des prunes mûres ; M. Vayson, des moutons, M. Armand Durnarescq, une Revue. En allant plus loin, en quelques pas, on arrive aux dessins, aux gravures et aux aquarelles, qui sont rares, les aquarellistes en renom se réservant pour la rue Laffitte10.
Il faut revenir sur nos pas, pour aller à de nouvelles salles. Je note en chemin, des tableaux de Baudin, de Delpy, de Renoir, de Gœneutte, les jeunes ou encore jeunes, comme on voudra, un peu perdus dans l’accumulation des toiles. On trouvera de ce côté, en revenant vers le salon central, la toile de Mlle Sarah Bernhardt, l’élève de M. Alfred Stevens, la Jeune fille et la mort. Beaucoup de progrès sur les essais exposés à Londres, l’an dernier. En bas, à la sculpture, Mlle Sarah Bernhardt expose deux bustes d’hommes, dont l’un est celui du sergent Hoff. Au reste, les actrices sont nombreuses au Salon : Mlle Blanche Pierson y débute avec grand succès, avec une étude de nature morte, un assemblage d’instruments de musique japonais, d’un arrangement fort joli et d’une vive couleur. Mlle Pierson est élève de MM. Debastes et G. Clairin. — Dans la sculpture, ne trouvé-je pas Mlle Jeanne Andrée et Mlle Léonide Leblanc ? Mais je ne crois, pas que ce dernier nom soit celui de l’aimable actrice du Gymnase.
Mlle Louise Abbema expose un portrait de Mlle Barretta, très fin, très ressemblant, et une Amazone descendant d’un perron. Le perron est celui de l’hôtel de Mlle Sarah Bernhardt, l’amazone est Mlle Alice Regnault. Deux jolies toiles et deux jolies femmes. À la gravure, Mlle Abbema a envoyé encore un certain nombre de croquis à l’eau~forte, entre autres le portrait de Carolus Duran et celui de M. Paul Mantz11.
J’ai parlé jadis12 du triptyque où M. Desboutins a groupé M. et Mme Loyson et leur fils. Ce triptyque est ici.
De l’autre côté du salon central, en ne signalant que les œuvres qui dès l’abord attirent le public, je noterai le bal de l’Élysée-Montmartre, de M. Jean Béraud, avec des notes noires dans la lumière du gaz ; le Dante aux Enfers, où M. G. Courtois reprend avec autorité un sujet déjà traité, par Gustave Doré, puis encore, en allant un peu vite à travers toutes ces salles, l’Accident, de M. Dagnan-Bouveret, le peintre réaliste de la Noce chez le photographe. L’accident, c’est un enfant blessé porté chez le pharmacien. C’est poignant comme un fait-divers. M. Dagnan expose plus loin une figure de saint. Il y a là une curieuse antithèse.
Une grande toile de M. Lerolle, Dans la campagne, une Blanchisseuse de M. Pelez, avec une eau curieusement bleue dans son baquet, un Vœu de matelots de M. U. Butin, toile vigoureuse, le Bataillon carré de M. J. Le Blant, qui fait aussi bon effet ici que dans l’atelier — un effet superbe, — le Naquet de M. Hirsch, très vivant, le portrait de M. Antonin Proust par M. Éd. Manet, qui n’est qu’une ébauche, et le Déjeuner en plein air, du même peintre, qui n’est qu’une succession de taches, — un Soir de septembre de M. Paintelin, le peintre exquis des crépuscules, les Funérailles du prince impérial de M. Napoléon Lepic, attirent l’attention.
On se pressera autour de la toile si vaporeuse de M. Hermans, un peintre belge qui expose un Bal de l’Opéra avec des messieurs en chapeau claque et des danseuses costumées comme des Grévin. Un croquis de journal illustré à qui l’on a donné les proportions du Serment du Jeu de Paume, la toile curieuse de M. Motte, un empereur romain visitant les lions de sa ménagerie, est aussi fort curieux, dans un tout autre genre.
Je disais qu’il y avait beaucoup de sujets révolutionnaires au Salon. La caractéristique de ce salon est peut-être aussi le nombre considérable d’étrangers qui y figurent : M. Boldini, un Italien ; M. Kaemmerer, un Hollandais, avec une amusante ascension d’un ballon au temps du Directoire ; M. Edelfeld, un Norvégien, qui expose une émouvante toile, le Convoi d’un enfant ; M. Pio Joris, qui imite et rattrape Fortuny ; M. Pasini, avec ses Cavaliers circassiens, un chef-d’œuvre ; M. Sargent, un Américain, qui expose un portrait de femme (Mme Édouard Pailleron) debout, dans son jardin, plein air, et un Russe qui nous montre des soldats républicains laissant se tordre dans la rue l’épouse d’un prisonnier. Ils lisent leur journal, ces soldats ; mais pourquoi tous ces peintres de la Révolution donnent-ils aux gazettes de 93 le format des journaux d’à présent ? Quand on fait de l’histoire, au moins, comme au théâtre, doit-on soigner les accessoires.
Je n’ai pas tout dit sur les peintres. M. Gérôme, M. Detaille, M. de Neuville, M. Munckaczy, bien d’autres favoris du public, ne figurent pas au Salon. On y rencontrera, soit aux dessins, soit à la peinture, M. Machard, avec un fin profil de femme ; M. Julien Dupré, M. Ulmann (deux portraits et un Mirabeau, dessin), M. César de Cock, M. de Knyff, M. Boetzel.
Mais il faut bien descendre un peu à la sculpture. Le jardin est à peine terminé. Il y a beaucoup de bustes ou de statues qui n’ont pas encore pris place sur leur piédestal. Au centre se dresse l’immense lion, le lion gigantesque que M. Bartholdi a sculpté pour le rocher de Belfort. Au fond du jardin, par une sorte d’estrade à double escalier on monte jusqu’à la salle où sont exposées les gravures en médailles, et au centre on aperçoit une statue railleusement campée, un Arlequin, d’une finesse et d’une élégance exquises ; c’est ou ce sera du Watteau en marbre. L’œuvre est de M. de Saint-Marceaux qui, l’an passé, obtenait la grande médaille de la sculpture.
Tout à côté, deux petites statuettes : un Meissonier en pied, de M. Gémines, cet Italien qui fit un petit pêcheur si drôle, prenant un poisson, et un monument à Corneille, de M. Frémiet, bronze argenté qui est une précieuse pièce d’orfèvrerie.
M. Baufauld, Mme Léon Bertaux, M. Chapu, M. Chabrousse, M. Carrier-Belleuse, M. Crouk, M. David d’Angers, M. Degeorge avec un buste terre cuite, M. Delaplanche avec un Ange pour un tombeau et un Orphée enfant, M. Deloze, avec une Psyché, M. Gustave Doré, M. d’Epinay, M. Falguière (une Ève et un buste de femme), Mlle Jane Essler (eh ! encore une actrice qui sculpte !), M. Franceschi, M. Guillaume, — qui envoie un chef-d’œuvre, la statue de M. Thiers, Gustave Haller (Mme G. Fould) — une actrice encore ! — M. Hiolle, M. Icard, M. Lafrance, M. Mercié (une Judith, un buste et une peinture, s’il vous plait), le vieux Maindron, M. Aimé Millet, M. Schœnewerk, M. de Vasselot (un buste et une statue) figurent au Salon de cette année. Mais on n’a guère vu la sculpture jusqu’ici. Tout a été pour le vernissage. Les sculpteurs se maintiennent absolument au rang élevé qu’ils ont atteint, mais on n’a encore regardé leurs œuvres qu’en passant et pour aller au buffet.
Le vernissage est un jour plus mondain qu’artistique. Ici, comme à l’Opéra, il s’agit moins de regarder que d’être regardé. On cherche autant les peintres que leurs œuvres et les coups de chapeau sont plus nombreux que les coups de lorgnette.
Dès aujourd’hui on peut dire que le succès va droit à M. Morot, à M. Carolus Duran, au jeune M. Le Blant, à M. Cormon, à Vollon, à M. de Saint-Marceaux, à Mercié et à Falguière. Ces lauréats des autres années sont encore ceux du Salon actuel. Mais on discutera et on analysera leurs œuvres plus tard. Pour le moment, la plupart des visiteurs du Salon sont, j’en suis bien certain, sortis de cette salle avec une nausée profonde de la peinture et un mal de tête fou. L’admiration et le plaisir viendront plus tard, mais il faut d’abord les acheter par la migraine.
Cette « Chronique », dans Le Temps, s’étale sur près de quatre colonnes. Dans la dernière colonne, Jules Claretie dresse la « liste des tableaux qui nous paraissent devoir le plus exciter le curiosité du public ».
Notes
1 Paul Mantz (1821-1895), fonctionnaire au ministère de l’Intérieur à partir de 1848, historien de l’art. Il est membre du jury de l’Exposition universelle de 1878 et, au début de ces années 1880, directeur général de l’administration des Beaux-Arts. Dans sa « Chronique » du Temps du quatre mai 1873, Jules Claretie traitait évidemment du salon de peinture. Après avoir évoqué le premier salon des refusés, il écrivait : « J’en reviens au Salon officiel. Mon intention n’est pas de me livrer à une étude approfondie des œuvres qui, par leur supériorité incontestable, frapperont dès la première visite les yeux les moins exercés. C’est M. Paul Mantz, l’éminent critique de la Gazette des Beaux-Arts qui se chargera de cette tâche et le braconnage m’est interdit. » C’est une semaine plus tard exactement, le onze mai, que Paul Mantz écrira son premier « Feuilleton » dans Le Temps à propos du Salon, qui s’étalera sur sept numéros. Nous le retrouverons ensuite tous les ans à cette même saison. Voir le portrait de Paul Mantz par Louise Abbema en note 11.
2 Gaston de Galliffet (1831-1909), brute sanguinaire, a fait, comme souvent les gens de cette nature, une carrière brillante, au Mexique et en 1870, deux guerres perdues. Il n’a gagné que face à des civils, pendant la commune. Pour une raison mystérieuse, ou la psychanalyse aurait son rôle, Jules Claretie a une certaine sympathie pour les militaires. De plus, Galliffet ne lui est pas inconnu. Dans ses Souvenirs du dîner Bixio, à la date du sept février 1887, il écrivait : « Tanné, en cuir, le nez busqué, la bouche fendue comme d’un coup de sabre et laissant voir sous les moustaches en croc des dents aiguës, blanches, le général me parle de la guerre. » Un portrait de Galliffet, la main sur la poignée de son sabre, par Georges Becker (1846-1909) est exposé salle 14.
3 Jan Matejko (1838-1893), peintre polonais.
4 Racine, Phèdre, acte I, scène III.
5 Ce plafond représente La Glorification de la loi.
6 Victor Hugo, Les Châtiments, livre II, Souvenir de la nuit du 4 : « L’enfant avait reçu deux balles dans la tête. / Le logis était propre, humble, paisible, honnête ; / On voyait un rameau bénit sur un portrait. / Une vieille grand-mère était là qui pleurait. / Nous le déshabillions en silence. Sa bouche, / Pâle, s’ouvrait ; la mort noyait son œil farouche ; / Ses bras pendants semblaient demander des appuis. / Il avait dans sa poche une toupie en buis… »

Henri Gervex, Souvenir de la nuit du 4 ».
Cette peinture a été achetée au Salon de 1880 à Henri Gervex par l’État. Il est depuis en dépôt au musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne.
7 Pour cause de pèlerinage en terre sainte, Clovis II (635-657) confia son royaume à son fils aîné. Cet aîné et son frère ont profité de cette longue absence pour prendre le pouvoir. À son retour, Clovis a levé une armée et triomphé de ses fils. Le châtiment fut de leur brûler les nerfs (en fait les tendons), d’où le terme d’énervés, avec un é privatif. On les installa ensuite dans une sorte de barge, les laissant dériver sur la Seine, au gré du courant. Ils ont dérivé ainsi de Paris jusqu’à Jumièges, où des moines les ont récupérés.

Évariste-Vital Luminais (Charles Évariste Vital, 1821-1896), Les Énervés de Jumièges. Cette peinture a été achetée à l’auteur au cours de ce salon de 1880 par le musée de Sydney. La version que nous possédons est exposée au musée des Beaux-Arts de Rouen. Il s’agit d’une copie exécutée par l’auteur et achetée par l’État à la mort du peintre.
8 Sous la plume de J.-K. Huysmans, nous pouvons lire, dans son Art Moderne de 1883 (Plon), page 159 : « Après l’enfant bleu des années précédentes, voici, cette fois, l’enfant rouge, un enfant prétentieusement posé dans un vêtement écarlate, sur un fond pourpre ».
9 Cette peinture est curieusement nommée Jeanne Darc à deux reprises sous la plume de Jules Claretie (plus vraisemblablement du typographe). La Lorraine Jeanne d’Arc a été particulièrement mise en valeur après l’annexion de cette région par les Allemands en 1870. On peut aussi noter que Jules Bastien-Lepage (1848-1884, mort à 48 ans) était aussi Lorrain.

La peinture a été achetée à l’auteur pendant le salon par l’homme d’affaires new-yorkais Erwin Davis. Il n’y a qu’un Américain pour acheter une œuvre pareille. Elle est de nos jours conservée au Metropolitan Museum of Art de New York.
10 Rue Laffitte se trouvaient alors de nombreux marchands d’art.
11

Paul Mantz en 1879, par Louise Abbema.
12 Dans sa « Chronique » du Temps du 28 mars dernier, page deux, en haut de la colonne trois. Cette chronique est entièrement réservée à Hyacinthe Loyson.
