Un livre parisien inédit

L’esprit parisienHenri Meilhac et Ludovic HalévyLes Petites CardinalHalévy et M de Persigny aux Halles — Le danseur marbrierNotes

Chronique parue dans Le Temps du huit juillet 1880. Page web mise en ligne le 26 mai 2025. Temps de lecture : huit minutes.

L’esprit parisien

Je sais des gens qui ont besoin qu’on leur définisse ce qu’en littérature on entend par le mot parisien. Autant vaudrait chercher à définir le charme. Ce qui est parisien est indéfinissable. C’est un esprit spécial, une ironie particulière, une grâce originale et singulière. La littérature purement parisienne tient parfois de l’article de Paris, du bimbelotier et de la modiste, mais plus souvent elle a un je ne sais quoi d’irrésistible, de piquant et de parfait. Les « Dames de la Halle » athéniennes reconnaissaient à un simple accent si le lettré qui leur marchandait leurs choux était de l’Attique. On reconnaît à quelque chose qui se sent plus qu’il ne s’explique que tel ou tel trait d’esprit est parisien ou ne l’est pas. On peut avoir beaucoup d’esprit et n’avoir pas l’esprit parisien. Ce Gascon de Montaigne a du bon esprit français, de l’esprit éternel, et Rivarol, qui était Méridional, a de l’esprit parisien.

Henri Meilhac et Ludovic Halévy

L’esprit parisien a un arôme particulier, l’odeur de cette liqueur spéciale, très grisante, aussi capiteuse que l’absinthe, et que Nestor Roqueplan1 — qui en distillait, en buvait et en servait aux autres — appelait la parisine. Et qui a plus de parisine dans son encre que ces cousins de Marivaux et de Gavarni qui se nomment Henri Meilhac2 et Ludovic Halévy3 ? Ils ont, en de petits cuadros4, comme disait André Chénier, enfermé des scènes contemporaines d’une intensité de vérité vraiment étonnante et d’une profondeur qui ne vise pas à la solennité. Le jour où l’on réunira leur Théâtre complet5, on sera tout étonné de la quantité de personnages toujours vivants et de choses vécues qui s’agitent dans leur microcosme. Ils n’écrivent guère l’un sans l’autre, se complétant l’un par l’autre. Pourtant M. Ludovic Halévy, observateur curieux, collectionneur de documents imprimés ou écoutés6, et grand preneur de notes, a publié, à part lui, deux volumes, dont l’un, donné d’abord au Temps, l’Invasion7, a toute la virilité sobre d’un Mérimée et l’autre, Monsieur et Madame Cardinal8, d’un tour plus leste, plus mondain et plus ironique, est de la bonne comédie contée.

Les petites Cardinal

Qui a oublié ce solennel M. Cardinal, toujours en querelles politiques avec le protecteur de sa fille, ce diable de marquis florentin, suspect de cléricalisme, et l’excellente Mme Cardinal, directrice prodigieuse de deux filles qui ne demandent qu’à mal faire ? Ce sont là des types, vraiment. Ludovic Halévy les a réellement coudoyés, pris sur le vif. Il a si longtemps vécu dans ces coins, recoins et couloirs du vieil Opéra de la rue Le Peletier ! Tout enfant, il y trottinait sur les talons de son oncle, l’auteur de la Juive9. Plus tard, il put étudier, surprendre, deviner bien des secrets — et de tous les genres, moraux (le mot est ici bizarre), sociaux, politiques ! Oui, politiques. La politique officielle a toujours une porte qui s’ouvre sur l’Opéra. La fameuse clef de la situation, que détiennent tour à tour les puissances, tourne aussi dans la serrure du foyer de la danse.

Halévy et M de Persigny aux Halles

Sait-on comment M. Ludovic Halévy fit la connaissance de M. de Persigny10 ? — Aux Halles, dans une arrière-boutique, chez la mère d’une petite danseuse qui faisait mitonner son roux sur un fourneau minuscule. Il y avait là une jolie fille qui faisait la joie des lorgnettes et, à côté d’elle, un monsieur, à l’air très grave, qui regardait la maman activer sa cuisine. Cette mère excellente se retourna vers le monsieur et dit : — Monsieur le ministre, je vous présente un de nos amis, M. Halévy ! et au jeune homme, avec un ton que le futur auteur dramatique devait prêter à Mme Cardinal : — Son Excellence monsieur de Persigny, ministre de l’intérieur !

Le danseur marbrier

On n’oublie pas ces impressions premières, surtout quand on est, je l’ai dit, assembleur de curiosités, d’anecdotes, de traits et de renseignements humains. Un beau jour, tout naturellement, sans penser qu’il allait créer des types, Halévy se mit à raconter l’histoire du père et de la mère de la danseuse, et il se trouva que ce M. et cette Mme Cardinal firent leur chemin très vite parmi les amateurs d’études parisiennes. Les lettrés goûtèrent la saveur du récit, le grand public se prit à la drôlerie des historiettes. Ce mot : l’Opéra, a un si vif prestige ! Et le lieu, le temple, est si plein de contrastes ! On me racontait, l’autre jour, qu’il y a là, parmi les choryphées de la danse, un brave garçon qui mime les bergers le soir venu et qui, le jour, est sculpteur de monuments funèbres. Il cisèle des croix de pierre le matin, et, le soir, sourit en se dandinant, tandis que les choristes de Guillaume Tell chantent :

Toi que l’oiseau ne suivrait pas
Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah !11

Et le plus piquant, c’est que son second métier lui sert à faire aller le premier. Dès qu’il y a un deuil dans les chœurs ou le personnel de l’Opéra, le danseur marbrier sollicite la fourniture :

— Je vous donnerai ça à meilleur marché…, en camarade !

Il place des tombeaux dans les coulisses, et quand il a débattu le prix d’un monument funéraire, pst ! il s’élance sur le praticable et fait ses beaux bras de danseur bête. Le joli portrait à enlever, de verve, pour un Ludovic Halévy !

Mais M. et Mme Cardinal sont bien suffisants. Qu’ils sont vivants et étonnants, ces deux personnages ! Halévy, qui les a lancés dans le monde, donne aujourd’hui une suite à leur histoire. Ce livre est plus malicieux qu’il n’est gros. Ludovic Halévy m’en a déjà lu ou conté presque tous les chapitres (il y en a six) pendant qu’il les écrivait, en ces temps derniers. Il se pourrait bien que ces croquis de mœurs fussent regardés comme des morceaux de polémique, puisqu’en ce temps-ci la politique se glisse partout. Ce qui est bien certain, c’est que M. Halévy, s’il s’est amusé à montrer les ridicules de M. Cardinal, homme intransigeant, n’a point voulu, mais pas du tout, faire œuvre antirépublicaine. Il faut bien, je pense, compter avec les railleurs. L’auteur comique n’en est plus à gouailler seulement les petits marquis, et le politicien de village lui appartient aussi, surtout lorsqu’en villégiature le satirique le coudoie, l’écoute, le fait causer et poser, en portraitiste et en Parisien qu’il est.

Le livre s’appelle : les Petites Cardinal. La mode est toujours à ces mots : petit et petites. Le Petit Duc, la Petite Marquise, les Petits Abraham, les Petites Cardinal. Elles sont deux, ces demoiselles Cardinal, anciennes danseuses. L’une, Virginie, a épousé un marquis italien, et vit en grande dame à Florence. L’autre, Pauline, a épousé « Monsieur tout le monde », comme dirait le Vireloque12 de Gavarni, et vit à Paris, en petite dame, somptueusement. Cela flatte l’amour-propre de Mme Cardinal ; mais M. Cardinal, homme sévère, préfère sa fille qui a bien tourné.

M. Cardinal a des ambitions politiques. À Ribeaumont, près Saint-Germain, il tient un bureau de consultations électorales « arrondissementales, municipales et autres ». Il réclame une « religion purement laïque et une armée purement civile ». C’est son programme. La question des allumettes le préoccupe aussi beaucoup.

— Ils le font exprès, dit-il, de fabriquer de mauvaises allumettes pour déconsidérer la République.

Elle a beaucoup d’importance dans les campagnes, cette question des allumettes. Un bonapartiste d’un village voisin disait ironiquement à M. Cardinal : « Votre République, elle ne sait seulement pas faire des allumettes… ! » M. Cardinal lui a répondu : « Ce ne sont pas les allumettes de ma République, ce sont les allumettes de M. Mac-Mahon. » Il a constamment de ces réparties-là qui lui viennent comme ça, du premier coup, sans qu’il les cherche, sans qu’il y pense.

Le début de la conférence de M. Cardinal sur le Dieu Voltaire (car M. Cardinal est conférencier !) est bien joli. M. Cardinal n’oublie pas que M. Arsène Houssaye a écrit le Roi Voltaire13 :

« Un écrivain frivole, bien que profond, dit-il, a appelé Voltaire le roi Voltaire… Le mot roi est un outrage. Je ne le jetterai pas au visage de Voltaire… Je l’appellerai le Dieu Voltaire, tout en m’excusant d’employer cette expression à cause des superstitions qui s’y rattachent ; mais c’est un moyen de la purifier que l’appliquer à Voltaire. »

Je ne sais si je me trompe, mais il est difficile de se fâcher lorsque les moqueries ont tant d’esprit. Halévy n’insiste pas en effet, ne pèse point. Il ne mord point, ni n’égratigne même pas : il sourit. Le sourire lui suffit. D’ailleurs, s’il raille M. Cardinal jouant aux cartes et disant : Quatre-vingts de machins, pour ne pas dire : Quatre-vingts de rois, il raillera tout aussi bien ce fils de souverain, héritier de la couronne, se traînant dans le boudoir de Pauline Cardinal et lui laissant dire, jouant de même : J’ai quarante de papas !

Non, vraiment, il est bien amusant ce Prudhomme du vice ne parlant que de la vertu et disant, en apprenant que sa fille, la marquise, est enlevée par un ténor italien :

— J’avais deux filles : l’une qui avait bien tourné, l’autre qui avait mal tourné, et voilà, que celle qui avait bien tourné se met à mal tourner comme sa sœur !

Comme on reconnaît là l’auteur comique dont la phrase et le mot passent la rampe !

Et quoi de plus spirituel que Pauline Cardinal expliquant à sa mère comment sa femme de chambre écrit toutes les lettres pour elle :

— Oui ! Hermance signe de mon nom. Ils croient tous que ce sont des lettres de moi. Elle écrit bien mieux que moi, Hermance : elle a été institutrice dans une grande maison ; elle ne fait jamais une faute d’orthographe… Tandis que moi !… C’est un peu de ta faute, maman… Tu étais bien plus occupée de m’apprendre la danse que l’orthographe…

— C’est que cela me paraissait plus utile et j’avais bien raison, répond Mme Cardinal. « Serais-tu ce que tu es sans la danse ? Et l’orthographe, vois un peu où ça mène, l’orthographe… à être ta femme de chambre ! »

C’est cette même Mme Cardinal qui dit en parlant de son autre fille :

— Un ténor italien !… Être marquise, prendre un amant et ne pas même le prendre dans son monde !

Ah ! le joli volume et qu’il a de l’esprit ! Il restera comme la peinture d’un coin de société. « Dans les lettres, disait d’Argenson, j’aime la peinture des mœurs, comme dans les estampes celle des modes. » On va beaucoup lire, je le répété, l’histoire de ce M. Cardinal qui demande une place à tous les gouvernements, une place d’inspecteur général de l’esprit des populations rurales. Encore une fois, je ne crois pas qu’il soit possible de s’en fâcher. On ne se fâche point contre l’esprit, et les partis doivent avoir le courage de rire de leurs verrues. C’est du moins mon sentiment.

Ce qui est fort agréable aussi, dans ce livre de demain, c’est que tout y est dit avec une légèreté d’accent qui devient rare. On appuie trop aujourd’hui. Les gauloiseries sont servies au sel de cuisine et se font gravelures. Les plaisants du moment ont la main lourde. Il va sembler à ceux qui liront les Petites Cardinal qu’ils conversent avec Rivarol, l’auteur de ce mot sur le style, applicable, également, aux récits de genre et aux romans :

« La langue est un instrument dont il ne faut pas faire crier les ressorts. »

Notes

1       Nestor Roqueplan (1805-1870), journaliste et écrivain, a surtout laissé des souvenirs en tant que directeur de théâtres et de l’opéra de Paris au milieu du siècle. C’est dans ces derniers emplois qu’il est évoqué ici par Jules Claretie. Nestor Roqueplan était adepte du principe bien connu consistant à privatiser les profits et nationaliser les pertes. Sa fortune s’est donc accrue en même temps que la faillite de l’opéra, au secours duquel l’état a dû intervenir.

2       Henri Meilhac (1830-1897), auteur dramatique et librettiste particulièrement imaginatif, a commencé par écrire de petites fantaisies dans les journaux. C’est vers la trentaine qu’Henri Meilhac rencontre Ludovic Halévy (note suivante). À eux deux ils écriront en vingt ans une quinzaine de livrets des plus célèbres opéras comiques, opérettes, folies-Vaudevilles et autres opéras bouffes pour les principaux musiciens de cet art divertissant à grand spectacle. Ils écriront aussi ensemble plus d’une trentaine de pièces de théâtre aussi divertissantes que leurs livrets d’opéra. Henri Meilhac sera élu à l’Académie française au printemps 1888 au fauteuil d’Eugène Labiche où il sera reçu l’année suivante par Jules Simon.

3       Ludovic Halévy (1834-1908), auteur dramatique, librettiste et aussi romancier était l’homme sage du duo formé avec Henri Meilhac. Ludovic Halévy a aussi écrit quelques nouvelles et romans mineurs mais reconnus à l’époque. Comme son compère, Ludovic Halévy a été élu à l’Académie française, quatre ans après son aîné de quatre ans, à la fin de l’année 1884 et reçu par Édouard Pailleron. Jules Claretie a bien raison de citer en premier ces deux exemples du parisianisme, étant nés tous deux à Paris. Bien que natif des environs de Limoges, Jules Claretie, à force de travail, parviendra à être, en ces années 1880, considéré à son tour comme une figure parisienne.

4       Tableaux.

5       Ce Théâtre complet, en huit volumes, a été réuni en 1902 par Calmann-Lévy.

6       En 1880 l’enregistrement sonore (sur cylindres) était encore balbutiant mais fonctionnel.

7       Ludovic Halévy, L’Invasion 1870-1871, récits de guerre, Michel Lévy 1872, 327 pages. Le feuilleton du Temps était signé des initiales XX et n’a pas été retrouvé. Voir la page trois du Temps du sept mai 1872 au bas de la dernière colonne.

8       Ludovic Halévy, Madame et Monsieur Cardinal, Calman-Lévy 1881, 277 pages. S’ajoureront, dans une édition suivante les aventure des « Petites Cardinal », l’ensemble constituant La Famille Cardinal en 1883 chez le même éditeur. La BNF indique : « En 1876-1877, Degas exécute une série de monotypes illustrant les nouvelles de son ami Ludovic Halévy sur la Famille Cardinal (Madame Cardinal, Monsieur Cardinal, Les Petites Cardinal). Ces nouvelles mettent en scène, dans les coulisses de l’Opéra, deux jeunes danseuses, Pauline et Virginie, ainsi que leurs parents et leurs admirateurs. » Les illustrations d’Edgar Degas ont donc largement précédé les éditions en volume.

9       La Juive, opéra en cinq actes de Fromental Halévy (1879-1882), sur un livret (compliqué) d’Eugène Scribe, créé à l’opéra de la rue Le Peletier en février 1835. Cet opéra a été ensuite l’œuvre inaugurale de l’opéra Garnier en janvier 1875.

10     Victor de Persigny (1808-1872), homme politique, bonapartiste acharné, député, sénateur et ministre de l’Intérieur de Napoléon III à deux reprises.

11     Guillaume Tell, opéra en quatre actes d’Étienne de Jouy et Hippolyte Bis sur une musique de Gioachino Rossini, créé à l’été 1829 : « Toi que l’oiseau ne suivrait pas ! / Sur nos accords règle tes pas ! / Toi qui n’est pas, / De ces climats, / Vers nos frimas, / Tu reviendras. » (Les ah ! ah ! ont été supprimés).

12     Pour Thomas Vireloque, voir la note huit de Chronique du quatre mai 1880.

13     Arsène Houssaye, Le Roi Voltaire, Plon 1855, 405 pages.