Page mise en ligne le trente juin 2025. Temps de lecture : un quart d’heure
L’arrivée — La distribution des drapeaux — Le retour — Panorama nocturne — Notes
Le lecteur de 2025 peut être légitimement agacé de ces histoires militaires. C’est le seul défaut connu de Jules Claretie ; il adore les militaires, même l’odieux Galliffet. Il reste que si l’on fait abstraction de ce lourd sujet, ce texte est très agréable à lire et, comme toujours, fort instructif.
Exceptionnellement, il n’est pas paru sous le titre Chronique ni sous celui de La Vie à Paris mais en une du numéro du quinze juillet sous le titre conservé ici. Le Temps, n’est pas paru la veille, fait exceptionnel, les journaux de cette époque, et jusqu’à la première guerre mondiale paraissant tous les jours. Ce numéro du quinze réserve huit colonnes à l’événement. Deux colonnes et demie de la page trois donnent la liste des décorés. Aucune de ces colonnes n’est signée. Les intertitres donnent une idée de la précision de ces descriptions : L’Arrivée — La distribution des drapeaux — Le retour, pour Jules Claretie. Les intertitres de l’article suivant, sobrement intitulé « La Fête du 14 juillet » sont Vue d’ensemble — Rive droite — Rive gauche — La soirée du 13 et la matinée du 14 — En province.
Le texte de l’édition Havard est sensiblement plus court que celui du Temps reproduit ici. Plusieurs larges fragments d’ordre militaire et assez ridicules « retrempant le patriotisme dans une nation », écrits dans un enthousiasme gamin le soir-même (daté de « minuit ») sous le coup de l’émotion, ont été supprimés à la relecture, le tohu-bohu passé, lors de l’édition en volume à la fin de l’année. Seules les différences les plus importantes seront signalées en note.

Paris, 14 juillet, minuit
L’arrivée
Rien n’était charmant comme l’arrivée de la foule à Longchamp, et surtout par la pittoresque descente de Suresnes. C’est par là que, comme aux jours de Grand Prix, les Parisiens arrivaient à flots. Et alors, de la gare au pont de Suresnes, c’était comme un ruissellement de robes claires, roses ou bleues, de chapeaux de paille, de rubans tricolores, de toilettes gaies au-dessus desquelles l’aigrette blanche d’un colonel se dressait, comme un lys dans un champ de marguerites, de bluets et de coquelicots. Et c’étaient des robes tricolores, des casquettes tricolores, des médailles à toutes les boutonnières, des drapeaux à toutes les tapissières1, des cocardes à tous les chars à bancs, des lampions à tous les logis, des lanternes, des banderoles, des oriflammes.
Mais, cette fois, ce n’était pas la musique qui passait, c’était le drapeau de la patrie qui clapotait dans le soleil2 !
Sur le bord de l’eau, tout devenait restaurants et cabarets ; c’était une orgie de fritures. Des pécheurs, portant quelque anguille dans un filet, se heurtaient à des officiers arrivés en députation, cherchant à manger un morceau, n’importe où, n’importe comment, sur le pouce. Des idylles parisiennes se logeaient tranquillement, pendant tout ce tapage, sous les saules. Des gens qui avaient passé la nuit là, sur l’herbe, faisaient leur repas du matin, ayant pour nappe un journal qui racontait la prise de la Bastille.
On s’est un peu bousculé à la porte d’entrée des tribunes. Toutes ces cartes roses, violettes, vertes, rouges, lilas, ne savaient où aller. Mais on a pris gaiement son parti de l’inconvénient et l’on a grimpé à sa place comme au son du clairon. Bah ! un jour ou les grands parents prenaient, sous le canon, une forteresse !
Partout, beaucoup de soldats, d’officiers, et de toutes les armes : on se montrait, haut sur sa selle, quelque Kabyle portant l’uniforme de nos spahis, ou, à pied, avec son large pantalon et sa tunique bleu de ciel, à plis, quelque officier de turcos. Toute l’armée avait député de ses représentants vers les députés de la France.
Du haut des tribunes l’aspect général est superbe. Entre les tribunes officielles et les tribunes publiques l’herbe verdoie, tachetée d’uniformes, sous un joli ciel d’un bleu pâle, et devant les tribunes des courses, une sorte de ruban de sable fin s’étend, gris et coquet, où les ombrelles féminines apparaissent, les toilettes claires, les robes serrées à la taille, les éventails tricolores, les parapluies rouges. Cette langue de terre a la séduction piquante d’une grève de bains de mer fashionable, l’heure de la plage. À Trouville, sur les planches, on ne verrait pas de plus charmants visages.
On a beaucoup remarqué les deux Chinois en robe de soie bleue brochée d’or qui, lentement, ont traversé la pelouse pour se rendre à la tribune diplomatique. C’étaient le marquis Tseng et un de ses attachés militaires. Cette note orientale ajoutait au pittoresque de la fête.
Le vide de la tribune du Jockey-Club était vivement commenté3 !
Lorsque la députation de l’École polytechnique est arrivée, traversant la pelouse, un ancien à barbe grise disait derrière moi :
— J’ai défilé, moi, jadis, étant polytechnicien, à la revue d’Ibrahim-Pacha, au Champ de Mars4 ! Nous défilions avec Saint-Cyr, et nous avions l’épée à la main !
La foule était un peu plus qu’une foule parisienne : c’était une foule française. On était venu de partout. Des accents flamands répondaient à des accents bordelais ou toulousains. On voyait sortir des poches des journaux départementaux, le Petit Marseillais, l’Écho du Nord, Avenir de la Dordogne.
À midi5 un quart, un coup de canon retentit sur le bord de la Seine. C’est le premier de la salve qui doit annoncer l’arrivée du chef de l’État. Mais c’est d’abord le président de la Chambre qui fait son entrée dans une voiture à la livrée bleue et or, escortée par des cuirassiers. Puis c’est le président du Sénat, précédé par un peloton de gardes municipaux. Les bureaux des deux Chambres accompagnent les présidents.
Enfin, vers midi et demi, toutes les troupes présentent les armes, les musiques éclatent en fanfare, les deux colonnes de porte-drapeaux inclinent leurs, étendards c’est M. Grévy6 qui arrive avec une escorte de cuirassiers. Le ministre de la guerre7 et le gouverneur de Paris8 vont le recevoir à l’entrée du champ de courses et le conduisent jusqu’à l’estrade qui lui est réservée. Pendant qu’il y monte, la musique du 1er régiment du génie joue la Marseillaise et le drapeau national est hissé sur les tribunes.
Le général Farre9, dans l’entourage duquel on remarque le maréchal Canrobert10, vient se placer à droite de l’estrade. Toutes les troupes sont à leur place, toutes les tribunes sont pleines. L’importante cérémonie commence.
La distribution des drapeaux
Tous les commandants de corps d’armée forment le cercle autour de l’estrade. M. le président de la République se lève et lit l’allocution que nous avons reproduite en première page11. Puis la distribution des drapeaux commence. On en a lu les détails dans un précédent article. ainsi que le compte rendu de la revue.
On n’oublie pas un tel spectacle !
Lorsque, avant la distribution des drapeaux, le président a lu son allocution, un grand frémissement a parcouru la foule. On a senti que c’était la France armée qui se groupait là devant cet homme en habit noir, la poitrine traversée du grand cordon rouge, et qui, au nom de la nation, parlait aux soldats de la patrie.
Tous groupés devant lui, les fantassins à sa droite, les cavaliers à sa gauche, ils regardaient ce lambeau de papier qu’un rayon de soleil éclairait et qui était le mot de « Loi » jeté aux serviteurs de la Loi. Et quand, des deux côtés de cette tribune, sur le fond de velours rouge où se détachaient les tètes pâles, les uniformes, les habits noirs et les chamarrures, les grands cordons verts ou rouges, les aigrettes des uniformes étrangers, — deux à deux, puis quatre à quatre, puis en masse, les drapeaux ont apparu, des deux côtés de cette estrade où le président de la République était debout entre le président du Sénat12 placé à sa droite et le président de la Chambre13 à sa gauche, un grand cri, un cri d’enthousiasme et d’espoir, est sorti de toutes les poitrines.
C’était, à la fois, comme la gloire passée de la France qui réapparaissait, avec toute la poésie de l’avenir et de l’espérance, dans ces étendards tricolores portés par les colonels et remis aux porte-drapeaux après le salut aux représentants de la nation. Ce n’étaient pas seulement les fanfares et les coups de clairon qui montaient dans l’air, saluant ces drapeaux nouveaux vierges d’affronts, héritiers de ces noms de gloire qu’ils portent sur leurs plis et que le soleil faisait étinceler, avec leurs couronnes d’or et leurs trois couleurs françaises. C’était le salut de tout un peuple à toute une armée. C’était le cri de la mère-patrie, voyant revivre, marcher, redresser sa taille, cette partie d’elle-même qu’elle avait crue morte, qui, en 1871, sur ce même coin de terre, passait, avec des régiments hybrides et des uniformes en lambeaux, et qui, maintenant, faisait fière figure dans le rayonnement d’un jour de fête.
Oui, c’était la nation laborieuse, pacifique, saluant la nation armée. Car sait-on tout ce que représente d’efforts réunis ce brillant défilé qui était pour les uns un spectacle, pour les autres une émotion, pour tous un enseignement ? Sait-on ce que la précision de ces mouvements a coûté de travail aux instructeurs, de dévouement à nos soldats ? Et ce luxe de la décoration, ces équipements, ces canons, ces équipages, songe-t-on que tout cela est fait de l’épargne, du produit de la France qui travaille, de la France artiste, artisan, fabricant, ouvrier, ingénieur, savant, de la France qui a toujours payé — et toujours réparé — les folies de ses gouvernants ?
On les a tous revus, ces uniformes de l’armée de France On a salué au passage les drapeaux portés par les chasseurs à pied, tirailleurs éternels de toutes les batailles, par les fantassins en tunique ou en capote bleue, soldats de quatre sous qui, disait un maréchal, font la fortune des généraux, petits fermiers, laboureurs, artisans, enfants du peuple, qui sont comme le ferment de la victoire. On a salué les artilleurs debout et comme soudés sur leurs affûts, les chasseurs filant au trot de leurs petits chevaux à longues crinières, les cuirassiers, les dragons et cette poignée d’hommes dont on n’avait pas vu depuis si longtemps les glorieux uniformes, les turbans, les fez rouges et les guêtres blanches, zouaves et turcos d’Afrique, spahis aux burnous blancs qui représentaient pour nous une autre terre, une autre armée, tant de fiers souvenirs14, toute une génération d’hommes15 et toute une suite de victoires : l’Algérie, la terre lointaine, la colonie, — mais toujours la France !
Qui sait ce que tant d’hommes ressemblés16, peuvent penser17 ? Mais, à coup sûr, hier, devant le frissonnement et le clapotement de ces drapeaux, devant cette scène imposante, inoubliable, — baptême d’une armée par une République, — il n’y avait qu’un élan, une pensée, un cri, un amour : la patrie !
Quelques incidents18 ont marqué la cérémonie. On savait que le Journal officiel d’hier matin devait contenir un millier de décorations données aux militaires, et on l’attendait avec impatience dans l’année. Mais il a paru si tard qu’on n’avait pas pu se le procurer avant d’aller à la revue. Des fourgons en ont amené quelques centaines d’exemplaires vers midi et demi, et on se l’est aussitôt arraché.
Les personnes installées dans la tribune virent alors dans l’une des délégations des corps d’armée un colonel s’approcher vivement d’un capitaine et l’embrasser avec attendrissement. C’était un vieux camarade dont il venait de lire la nomination comme chevalier de la Légion d’honneur. Ôtant sa croix de sa poitrine, il le décora aussitôt lui-même aux applaudissements de la foule.
Vers deux heures, pendant la revue, au moment où la garnison de Paris allait défiler, le général Osmont19, commandant du 10e corps, frappé d’une insolation, a glissé brusquement de cheval et est tombé à terre où il est resté étourdi pendant quelques instants.
Des brancardiers accourent. Une jeune femme sa fille. dit-on, sort des tribunes et s’élance vers lui. On le fait boire et les premiers soins le remettent un peu ; il refuse de se laisser conduire à l’ambulance et bientôt, faisant un effort, il remonte à cheval il peut achever de prendre part à la revue.
Le retour
Le retour est pittoresque et gai. Ce n’est pas un retour de courses, un défilé de high life ; c’est un mélange curieux, alerte, vivant et vibrant des élégances en équipage du tout Paris et des alacrités du grand Paris qui marche à pied. Le soleil éclaire, à travers les feuilles vertes, ces longues files de piétons allant vers les bateaux, vers le pont de Suresnes, par l’allée sablée du bord de l’eau ou par les petits sentiers, les tapis de gazon, les dessous de bois où traînent sur l’herbe foulée les débris des déjeuners du matin. De temps à autre, sur cette foule gaie, parée, enrubannée et comme chantante, où des collégiens en képis ornés de cocardes heurtaient des colonels galonnés d’or, des officiers de la territoriale barbus et sans épaulettes, des soldats ou des fillettes en robes claires — un grondement sourd retentit. Au-dessus des arbres, de l’autre côté de la Seine, un flocon de fumée bleue monte dans le soleil. C’est le Mont-Valérien qui tonne. Il annonce la fin de la revue.
C’est20 vers quatre heures que la tête de la colonne revenant de Longchamp, est arrivée aux Champs Élysées. Pendant une heure et demie, un triple torrent a rendu à Paris la population que la revue lui avait enlevée, torrent de voitures sur la chaussée des Champs Élysées, torrent de piétons sur chaque trottoir. Défilé sans pareil ; le grand prix de Paris laisse le peuple indiffèrent, au lieu qu’ici il était largement représenté. La fête avait confondu toutes les classes et tous les véhicules dans ce formidable mouvement de tout un peuple. Entre deux brillants-équipages dans lesquels s’étalaient des toilettes, chefs-d’œuvre des grands habilleurs de Paris, on voyait passer des carrioles de boucher bondées de paysannes en cornettes. Une bonne vieille femme qui se trouvait à côté de nous, enthousiasmée du spectacle, ne trouvait à dire que : Que de monde ! que de monde ! Puis voyant passer une voiture de Bretons en costume national, elle ajouta : Que de monde et qui vient de loin !
En général, chez nous, le peuple seul est démonstratif, dans les classes élevées, on regarde comme de mauvais goût tout ce qui ressemble à une manifestation. Mais cette fois le sentiment national avait emporté tout le monde.
Tout le monde avait arboré des emblèmes tricolores, cocardes et rubans aux harnais du cheval, fleurs ou boutons ou petits trophées à la boutonnière des gens. Nous avons vu repasser là toutes ces fantaisies que nous avions aperçues aux devantures de magasins depuis quelques jours nœuds patriotiques, ombrelles tricolores. Peu de femmes avaient osé arborer des costumes tricolores, mais il y en avait. Il y avait même des tapissières entièrement peintes aux trois couleurs.
De temps en temps on entendait sonner le clairon ; le défilé s’ouvrait pour laisser passer des troupes revenant de la revue. Quand un drapeau passait, l’immense foule pressée sur les trottoirs, perchée sur les bancs des Champs Élysées et les balustrades de la place de Concorde, entassée en amphithéâtre sur les terrasses des Tuileries, cette masse prodigieuse était comme secouée par un frisson électrique. Les hommes levaient leurs chapeaux, les femmes secouaient leurs mouchoirs, et tous, dans une acclamation frénétique, criaient : Vive le drapeau ! vive l’armée ! vive la République ! On aura beau dire et beau vouloir se défendre de l’émotion, de pareilles scènes retrempent le patriotisme dans une nation.
Un des premiers, M. Grévy, accompagné d’un Grand nombre de notabilités politiques, a passé au rond-point de l’Étoile, se rendant à l’Élysée. La foule criait sur son passage Vive Grévy ! vive la République ! Quelques instants après, c’est M. Gambetta qui passe et on l’acclame également vive Gambetta ! vive la République ! Puis c’est le tour du général Farre que suit son brillant état-major et qu’on salue des cris répétés de Vive la République !
À mesure que tout ce monde revenait dans Paris la physionomie de la ville changeait. C’était comme une Inondation l’eau filtre de toutes parts et elle a tout envahi qu’on s’est à peine aperçu qu’elle arrive. Graduellement, mais rapidement, l’affluence augmentait dans les rues. Où l’on était cent un moment auparavant, on se trouvait mille, puis dix mille. Une mer humaine s’est mise à rouler à travers toutes les grandes voies.
C’était l’heure du dîner. Une dernière fois les cochers revenus de Longchamp ont été l’objet des supplications de la foule. Mais eux, avec un sourire de triomphe, battant de la paume de la main leur gousset rempli, s’écriaient : La journée est finie, filaient sans rien entendre, et on ne les revoyait plus. Vers six heures, ils se sont faits très rares, puis ils ont complètement disparu. Vers onze heures, tout d’un coup, rue Royale, on en vit apparaître un. La foule l’entoura aussitôt en riant et lui fit une ovation comme à une chose étrange, â un monument oublié d’une autre époque.
Tandis que la grande masse de la foule rentrait ainsi par les Champs Élysées, d’autres piétons s’en allaient en sens contraire par les voies qui mènent au chemin de fer. Le long de la rampe qui y accède, c’est un long serpent coloré, bigarré, où les tricornes des gendarmes apparaissent, galonnés de blanc, à côté des crinières rouges des schakos des artilleurs.
Toutes les maisons de Suresnes sont pavoisées. On s’arrête sous la treille. Des officiers supérieurs prennent place devant les tables de bois vert où, dans des verres sans pied, on boit du vin doux. Si l’on entre, on trouve un tohu-bohu de paysans et de militaires, de territoriaux et de boulevardiers se disputant une bouteille de ce vin de Suresnes où, dit la légende, le Béarnais trempait sa moustache grise. On attend là les trains qu’on emporte d’assaut. La lumière arrive sur les tables et les visages à travers les rinceaux de la vigne vierge. Un sourd-muet parcourt les groupes et pose à côté des verres un bout de papier, une question nouvellement éclose : « Plus de question, mais un problème historique ! » dit l’annonce. C’est un jeu de patience. Avec les débris d’une image découpée représentant la Bastille, il s’agit de construire une colonne de Juillet. On prend le carton du sourd-muet. On s’en amuse.
— Les voyageurs pour Paris !
— Les voyageurs pour Versailles !
On se précipite. On a envahi les wagons avant que le train ne soit arrêté. Il y a des voyageurs jusque sur les marches de l’escalier extérieur menant à l’impériale des wagons de seconde classe. Tout cela chante et crie. En route !
Paris apparaît â l’horizon, rayonnant de lumière, tout blanc sur le ciel bleu pommelé de nuages. — À Saint-Cloud, sur la rampe qui monte à Montretout, les bataillons de Saint-Cyr sont massés. Ils font halte, les fusils en faisceaux. Tout à l’heure ils prendront le train qui, par l’aqueduc de Viroflay, les ramènera « chez Mme de Maintenon21 ». Ils ont encore la vision de ce fier défilé de tout à l’heure, alors que les députations d’officiers, tous massés devant les tribunes, les acclamaient, et que des mains gantées de blanc, à l’ordonnance de la grande tenue, les saluaient d’applaudissements au passage. Que de saint-cyriens d’hier parmi ces officiers criant bravo à ces officiers de demain !
À Ville-d’Avray, c’est un régiment du génie qui fait halte. La Sente aux Lilas — joli nom d’un joli chemin — est pleine de soldats. L’artillerie défile déjà sur la grand’route de Versailles et a dépassé Chaville. Là-bas, sur l’hippodrome de Longchamp, il ne reste plus rien que les tentes des marchands, les tribunes délaissées, et, sur cette immense pelouse verte tout à l’heure pleine de tant de milliers de gens et maintenant déserte, oubliée, vide, le grand soleil qui fait toujours resplendir le velours des tentures, l’or des crépines et des ornements, l’acier des cuirasses formant trophées et les trois couleurs des drapeaux.
Panorama nocturne
Et le soir22, quel tableau ! Je l’ai vu, de loin, fuyant le brouhaha des rues ; mais, parti de Viroflay23, je me suis arrêté sur la hauteur de Suresnes et j’ai regardé. C’était une féerie dont n’approcheront pas les futures merveilles de Michel Strogoff24.
Qu’on se figure une sorte d’immense gouffre rougeâtre où des lumières semblaient courir comme sur ces papiers qu’on brûle et où les étincelles s’allument. De longues raies géographiques, comme tracées par un tire-lignes lumineux, dessinaient les ponts, les quais, et, çà et là, dans un fourmillement de lumières, des points plus brillants étincelaient, frontons de monuments, clochers d’églises. Une espèce d’immense dé à jouer, de cube gigantesque, brillait au loin : c’était l’Arc de Triomphe. Deux lignes parallèles, aux clartés plus vives, s’allumaient dans la pénombre roussâtre : c’étaient les deux tours du Trocadéro25 qui lançaient aussi sur Paris un immense rayon de lumière électrique, faisant songer à la queue énorme d’une comète.
Plus de distances : impossible de se rendre compte des plans. Tel monument éloigné semble tout près ; tel autre, rapproché, s’enfonce dans l’ombre. Au loin, très loin, des lueurs rouges s’allument, indistinctes. C’est le Mont-Valérien lui-même qui illumine avec des lanternes après avoir illuminé — il y a dix ans — avec des obus.
Et de ces lumières, de cette nuit qui étincelle, de ce fouillis de lueurs, des gerbes surgissent, des fusées partent, comme des éclairs qui sortiraient de terre au lieu d’y tomber. Des lueurs rouges, vertes, bleues, éclatent, sur quatre, cinq, six points à la fois. Ce sont les feux d’artifice. Le feu de Bengale semble incendier Montmartre. Un immense bouquet tricolore sort du Trocadéro et retombe en éventail. Les bombes fulminent, les chandelles romaines éclatent, et sur ces illuminations superbes, les lividités de lueurs sulfureuses, que Ruggieri n’a pas fournies, se montrent de temps à autre. Éclairs d’orage qui ajoutent leur lumière verdâtre à ces lueurs rouges qui ornent, au-dessus de Paris, une sorte de nuée opaque, comparable à un nuage derrière lequel, tout à l’heure, le soleil va se montrer, dans une rougeur d’aurore.
Notes
1 Il s’agit ici, à l’évidence de ces voitures robustes et sommaires, à l’origine destinées à transporter meubles et tapis, entièrement ouvertes, pourvues uniquement d’un toit. Une version pour plusieurs personnes était aménagée avec des bancs. « Devant le chemin de fer du Nord, je m’embarque pour Saint-Denis, dans la tapissière classique des environs de Paris, une tapissière recouverte des lambeaux d’une ancienne verdure, et qui a pour conducteur un enfant, qui est tombé la figure dans le feu. Quand nous sommes dix, nous partons. Il y a avec moi de gras marchands à chevalière ; des vieillards en cravate rouge et à culotte déboutonnée, un modèle de l’École des beaux-arts à cheveux blancs, le brûle-gueule à la gueule ; une fringante maîtresse d’officier, emportant dans une valise la cuisine suave d’une nuit d’amour. » Goncourt, Journal, onze octobre 1870 Fasquelle et Flammarion 1856, réédition Laffont bouquins, volume II, page 308. Nous reverrons ces tapissières au retour de la fête.
2 Phrase absente du Temps.
3 Version Havard : « La tribune du Jockey-Club est demeurée vide. Plus d’un de ces déserteurs de la fête officielle se ferait pourtant noblement tuer, à l’heure du danger, pour ces drapeaux neufs !…
4 Le 25 mai 1846, a été organisée, sur le Champ-de-Mars, à l’emplacement où sera construite la Tour-Eiffel en 1887, une revue militaire à l’occasion de la visite d’Ibrahim Pacha (1789-1848), futur roi d’Égypte (et environs), de mars 1848 à sa mort en novembre de la même année.
5 Ce paragraphe et les cinq suivants, décrivant l’aspect militaire de l’événement, n’ont pas été conservés par Jules Claretie lors de l’édition en volume.
6 Jules Grévy (1807-1891), Président de la République succédant à Mac Mahon, de janvier 1879 à décembre 1887.
7 Jean-Joseph Farre (1816-1887), ministre de la guerre du premier Gouvernement de Charles de Freycinet.
8 Justin Clinchant (1820-1881) venait tout juste d’être nommé Gouverneur militaire de Paris suite à la mort, le dix juin dernier, de son prédécesseur, l’assez terne Édouard Aymard. Justin Clinchan n’est resté que peu de temps Gouverneur militaire de Paris puisqu’il mourra en mars prochain.
9 Jean-Joseph Farre (1816-1887), ministre de la Guerre de 1879 à 1881.
10 François Certain de Canrobert (1809-1895), noblesse d’empire, a appuyé le coup d’État de Napoléon III en décembre 1851.
11 Nous sommes en première page et juste sous cette allocution qui occupe les colonnes deux à cinq.
12 L’économiste Léon Say (1826-1896), Président du Sénat depuis le 25 mai après avoir été ministre des Finances (il le sera huit fois). Léon Say sera élu à l’Académie française en 1886 au fauteuil d’Edmond About.
13 Après l’abandon de Jules Grévy pour cause d’élection à la Présidence de la République, le président actuel de la Chambre des députés est Léon Gambetta (1838-1882).
14 « Constantine, Isly, la Smala » ajouté dans l’édition Havard.
15 « Bugeaud, Lamoricière, le duc d’Aumale » ajouté dans l’édition Havard.
16 « soldats ou spectateurs » ajouté dans l’édition Havard.
17 « au fond de l’âme ? Je l’ignore ! » ajouté dans l’édition Havard
18 Ce paragraphe et les trois suivants, jusqu’à l’intertitre, ont été supprimées de l’édition en volume.
19 Auguste Osmont (1818-1890).
20 Les six paragraphes suivants n’ont pas été conservés dans l’édition en volume.
21 Créatrice, en 1686, du pensionnat de jeunes filles de Saint-Cyr. Dans le même périmètre a été installée, en 1808 l’école militaire. Dire « Chez Madame de Maintenon » à propos de cette caserne est un évident abus de langage.
22 Toute la fin de ce texte provient uniquement de l’édition Havard, qui présente quelques récupérations du texte supprimé du Temps.
23 Jules Claretie avait une « maison de campagne » à Viroflay. Voir la page « Jules Claretie aux champs ».
24 Ce roman de Jules Verne est paru en janvier 1876 chez Hetzel en deux tomes, enrichis, dès cette première édition, de dessins de Jules Férat, gravés par Charles Barbant. Jules Claretie écrit « futures merveilles » en pensant au spectacle qui sera tiré du roman et sera représenté sur le théâtre du Châtelet en novembre prochain et joué sans discontinuer tous les soirs et matinées le dimanche pendant une année entière.
25 Le palais du Trocadéro était de construction récente, à l’occasion de l’exposition universelle de 1878. De structure cylindrique, il était muni de deux tours. Il a été démoli pour laisser la place au palais de Chaillot érigé pour l’exposition de 1937.
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