Chronique parue dans Le Temps du trente juillet 1880 page deux, mise en ligne le 28 juillet 2025. Temps de lecture : moins de dix minutes.
Au milieu de tous ces concours qui, tous les ans, marquent la fin du mois de juillet, il y a à Paris, pendant deux jours de suite, deux curiosités tout à fait intéressantes et dont le public ne se doute pas. Ce sont deux leçons faites à l’École des Beaux-Arts par un savant archéologue, et auxquelles d’ailleurs le public n’est point admis. Je ne sais rien de plus attirant.
Tous les ans, au moment où les cours de l’École des Beaux-Arts touchent à leur fin, M. Léon Heuzey1, professeur d’histoire et d’archéologie â l’école, fait aux élèves deux leçons de costume sur le modèle vivant. Dans le grand amphithéâtre2 de l’école, devant l’Hémicycle de Paul Delaroche3, le professeur habille son modèle de vêtements romains ou grecs, et c’est là, c’est devant cette créature en chair et en os, qui devient tour â tour, au gré de l’archéologue, un consul ou un gladiateur, une matrone ou une esclave, qu’on peut se rendre compte de l’identité de la physionomie humaine à travers les âges, et de l’intimité même de la vie de ces anciens que la vieille érudition d’autrefois nous avait habitués à considérer avec un respect voisin de la crainte, comme si tous ces êtres du temps jadis eussent été ou de marbre ou de bronze.
Ce sera une des caractéristiques de la science de notre temps que l’art profond avec laquelle elle s’est faite en quelque sorte plus accessible en devenant cependant plus profonde et plus sûre. Nous avons à la fois tout pénétré et tout rendu agréable. Nos savants ne ressemblent plus guère aux pédants d’autrefois. Tel livre d’une érudition impeccable, comme les Promenades archéologiques de M. Gaston Boissier4 à Rome et à Pompéi, par exemple, est exquis et amusant comme le pouvaient paraître les impressions de voyage fantaisiste d’un Alexandre Dumas. La vieille Rome renaît de sa cendre, les ruines de Pompéi se raniment sous un trait de plume. C’est plus qu’une étude, c’est une évocation. Il y a de l’enchanteur dans un érudit comme M. Boissier.
Et tous nos professeurs en sont là. Ils travaillent à enlever à la science son aridité. Ils s’efforcent de devenir aimables et attrayants en demeurant sérieux. Il est bien certain qu’une leçon de M. Léon Heuzey, ainsi faite sur le modèle vivant, vaut pour ces élèves de l’école toutes les lectures des vieux auteurs et des Dictionnaires, C’est une leçon double : tout d’abord, le professeur explique, d’après les statues antiques, les dessins, les documents graphiques, la façon dont se vêtaient les anciens, puis ; le lendemain, après la leçon qu’on écoute, vient la séance du croquis, où les élèves, ayant apporté leurs crayons et leur album, copient le modèle tel que le professeur le drape.
Je ne crois pas que ces leçons d’archéologie vivantes, si je puis dire, aient toujours eu lieu, car il est bien certain que l’école néo-grecque, dont faisait partie M. Gérôme5, qui rompit, il y a vingt-cinq ou trente ans, avec le vieil enseignement classique et introduisit l’intimité dans le tableau antique, eût tenté bien plus tôt l’aventure. Picou, qui n’a point tenu ce qu’il promettait ; Hamon, qui fut quelque peu un irrégulier ; Gérôme, Gustave Boulanger, en certains de ses tableaux, plus tard M. Émile Lévy et d’autres ont voulu réaliser en peinture ce que nos savants de l’École d’Athènes tentaient en histoire et en archéologie : la résurrection du passé dans sa vie de tous les jours.
Je le répète, ils l’eussent fait bien plus promptement s’ils avaient assisté à des leçons comme celles de M. Heuzey.
Au moment où j’entre dans l’amphithéâtre de l’école, cent cinquante ou deux cents jeunes gens sont occupés à copier un Romain vivant, planté sur un socle de bois, entre deux statues de plâtre d’après l’antique, et M. Heuzey, le plus avenant des savants, leur explique la manière dont certains magistrats romains portaient la robe prétexte6 pour étaler sur la poitrine, presque à la façon d’un de nos grands cordons rouges, la bande de pourpre.
Le modèle, assis devant ces jeunes gens, semble vraiment, avec sa tête brune, énergique, au menton rasé7, un Romain de la vieille Rome, sévère et pensif. Le professeur l’a sans doute choisi pour la régularité de son profil et la coupe de ses cheveux. La vérité est que la toge fait un citoyen de Rome de ce garçon qui est un modèle d’atelier, un enfant de Clignancourt ou des Batignolles.
D’un mouvement quasi-mécanique de bas en haut puis de haut en bas, les têtes des élèves, placés sur les gradins de l’amphithéâtre, se lèvent sur le modèle et s’abaissent rapidement vers le papier où court le crayon. Il y a parmi ces jeunes têtes blondes et brunes des têtes sérieuses qui semblent envelopper le modèle de leur regard profond, des têtes narquoises qui raillent, des têtes paresseuses qui se fixent non sur le modèle, mais sur la magnifique peinture d’Ingres8 placée derrière ou qui se retournent vers l’Hémicycle de Paul Delaroche et regardent la barbe blanche de Léonard de Vinci, la coiffure rouge de Michel-Ange ou le chapeau à plumes de Rubens. La figure de femme agenouillée là-haut au pied de Phidias et d’Apollon, et tenant â la main une couronne de laurier9, semble vouloir la jeter au hasard sur un de ces jeunes fronts. Sur qui tombera la couronne verte ? Il y a bien des appelés parmi ces élèves. Dans dix ans, combien en restera-il d’élus ?
Ils copient, ils copient, les croquis avancent. Plusieurs d’entre eux ne font rien et semblent regarder en gouaillant le modèle romain. Ce sont, ou je me trompe fort, des modernistes. Ils deviendront impressionnistes.
M. Heuzey, cependant, s’avance sur le modèle, vivement éclairé par un rayon de soleil qui tombe droit de la coupole de verre. Le professeur arrange maintenant la toge comme en forme de burnous, et le visage du modèle semble comme à demi perdu dans l’ombre du pan de la laine posé sur son front. À chaque modification nouvelle du costume, les élèves, comme stupéfaits de voir naître sous la main de leur professeur une statue vivante, éclatent en applaudissements. C’est qu’en effet ce n’est plus un plâtre froid, muet, qui apparaît là, évoquant le passé, c’est un antique qui respire, un Romain qui vit, qui regarde, contemple, pense et pourrait parler. Il faut bien de la science pour arranger ainsi, aussi vite, aussi sûrement, les plis de ces étoffes. Le modèle, d’ailleurs, s’y prête. On dirait qu’il sait aussi qu’à force de poser il est devenu un peu archéologique, absolument comme ces garçons d’amphithéâtre, qui sont quasi-prosecteurs et guident invisiblement la main des élèves lorsque ceux-ci passent leur examen de dissection.
Il est curieux de voir comme la toge romaine se plie de diverses manières et affecte des formes différentes. On s’en servait presque comme d’un caban, on la roulait autour de son corps en forme de ceinture, autour de son bras gauche comme le font de leur capa les Espagnols qui se battent à coups de couteau et tordent ainsi leur manteau en guise de bouclier improvisé. Je me rappelle l’étonnement d’un peintre de mes amis, — très illustre, — sortant d’une représentation de la Belle Hélène et me disant :
— Cet acteur qui joue Calchas, c’était Grenier10, m’en a plus appris, en un soir, en tordant sa robe autour de son corps, au hasard et comme à la bonne franquette que tous les bas-reliefs et les statues de l’antiquité. Il m’a fait comprendre l’intimité de l’homme ancien que nous nous figurons toujours dans l’attitude de la pose. Au reste Daumier, avec ses caricatures de la mythologie, m’avait déjà ouvert les yeux là-dessus !
On ne s’attendait guère à voir Daumier devenu le précurseur des Gaston Boissier et des Léon Heuzey. Mais je me souviens aussi d’un mot de Mélingue11 me racontant les transes qu’il avait éprouvées avant de créer le Catilina12 de Dumas et Auguste Maquet.
— Je n’avais jamais porté une toge me disait-il ! j’avais peur d’être ridicule. Le pourpoint de d’Artagnan m’était familier, mais le costume de Catilina !… Bah ! Au lieu de courir les musées et de perdre mon temps au Louvre, j’achetai de l’excellent crêpe de Chine je le fis torser de pourpre et drapant au hasard cette étoffe très souple sur mon corps, je me regardai dans ma glace ! Ô bonheur ! j’étais devenu un Romain, un vrai Romain, subitement ! — J’étudiai plus tard scientifiquement la manière dont on portait la toga fusa ou la toga restricta, mais, en attendant, j’étais rassuré ! En art, le côté vivant doit toujours préoccuper avant le côté savant !
C’était d’ailleurs une rare nature artistique que Mélingue, et ses fils13 montrent bien que bon sang ne peut mentir. Plastiquement, nul au théâtre ne l’a dépassé ni même égalé. Comme une leçon pareille à celle de M. Heuzey l’eût intéressé ! Je voudrais que les élèves du Conservatoire y fussent conviés en même temps que les élèves de l’École des beaux-arts. Ils auraient autant qu’eux à y gagner. M. Paul Dubois14, si dévoué aux choses de l’art, en vrai grand artiste, saurait s’entendre sur ce point avec M. Ambroise Thomas15.
Je suis resté là, devant le modèle drapé par M. Heuzey, et écoutant le savant professeur, avec les ravissements qu’on éprouve devant toute nouveauté. Je vivais avec un Romain aux pieds nus et au front, superbe.
— En combinant, disait le professeur, la toge ceinturée avec le pli posé sur la tête, nous aurons ce qu’on appelait la toge à la Gabienne, telle que la portaient les habitants de Gabies16 ! Et, comme évoqué, le Romain apparaissait, droit et sculptural dans sa toge à la Gabienne.
Ce qui avait été pour moi, jusqu’ici, des images mortes, rencontrées dans le Dictionnaire de M. Saglio ou dans celui d’Anthony Rich, traduit par M. Chéruel, devenait vivant. Je voyais tel patricien marchant les doigts serrés, prêt à frapper, comme celui qu’on avait surnommé l’assommeur, parce qu’il avait gagné une bataille avec son poing. Puis, assis sur sa chaise curule, un bâton d’ivoire dans sa main gauche, c’était un consul présidant une élection en plein Champ de Mars. Un changement, une modification apportée par M. Heuzey à son modèle, et cet homme devenait un triomphateur, un empereur traînant sa robe triomphale qu’on s’imaginait pourpre avec ses ornements d’or. Toutes les modifications que peut subir la toga, les diverses manières dont on l’ajuste, soit comme un pallium grec, soit, comme dit Quintilien, qu’on la retienne avec son bras, brachio vestem continere, cette toge, que les élèves, en plaisantant, comparaient à côté de moi à un long peignoir pour les bains froids, cette toge qui se plie à toutes les inflexions du corps, sans l’étrangler ni sans être trop lâche — nec strangulet, nec fluat — nous la voyons là palpiter, si je puis dire, prendre vie, et ce modèle, qui tout â l’heure déjeunera peut-être chez un marchand de vins au coin de la rue Bonaparte, est bien véritablement pour le moment un magistrat, un préteur, un consul, présidant les jeux et levant un mouchoir (mappa) pour donner le signal du commencement des courses, un starter d’avant Jésus-Christ.
Quel dommage que de telles leçons, véritables évocations du passé, ne soient point publiques ! M. Léon Heuzey, le savant explorateur de la Macédoine, de la Thrace, de la Thessalie, du mont Olympe et de l’Acarnanie, — un savant dont les Allemands vantent la science et envient vainement le charme, — fait là vraiment un cours des plus piquants et des plus originaux. Cela est cent fois plus intéressant que ces éternelles auditions du Conservatoire, où l’on cherche vainement, tous les ans, l’étoile attendue et qui ne vient pas !
Je sors après avoir (moi doublement profane) joint mes applaudissements à ceux des élèves qui saluent M. Heuzey, et j’emporte de ces leçons un vrai souvenir d’art et d’intime science.
J’ai remarqué, soit dit en passant, que la peinture à la cire de Delaroche se craquèle çà et là ! Tel peintre a sa face coupée par une de ces craquelures, et je crois bien que Rubens17 est ainsi coupé en deux. L’Hémicycle, déjà endommagé en 1855 par un incendie qui éclata à la veille d’une distribution de médailles et réparé par les soins de Mercier et de M. Robert Fleury, aurait bien besoin encore d’une réparation.
Mais quelle merveille que la peinture d’Ingres qui lui fait face ! C’est une peinture â la détrempe, exécutée en fort peu de temps, à Rome, pour une fête et rapportée depuis quelques années seulement en France. L’architecte de l’École l’a fait placer là, dans l’amphithéâtre. C’est un chef-d’œuvre. Et quel sentiment de l’antique dans la façon dont Ingres drape ses Romains !
En vérité, on jurerait que l’œil d’Ingres, qui n’avait étudié que l’antique, avait assisté, comme nous, à des leçons de M. Heuzey.
Notes
1 Léon Heuzey (1831-1922), archéologue, conservateur au musée du Louvre, membre libre à l’Académie des beaux-arts en 1885.
2 L’amphithéâtre d’honneur de l’école des Beaux-Arts, édifié de 1820 à 1841 par François Debret et Félix Duban a été entièrement restauré en 2011. Il est enrichi de la fresque en demi-cercle l’Hémicycle, dont il sera question note suivante.
3 Paul Delaroche (1797-1856), peintre historique, a été en 1832 le plus jeune peintre de l’Académie des beaux-arts. On ne confondra pas Paul Delaroche avec son frère aîné Jules (1795-1849), peintre également. L’Hémicycle, est une grande fresque de près de quatre mètres sur 25, que l’on peut voir dans l’amphithéâtre d’honneur de l’école des beaux-arts, face à la tribune et de dos pour les assistants. Elle représente le Génie des arts, entouré des artistes de tous les temps distribuant des couronnes. La composition comprend soixante-quinze figures grandeur nature parfaitement identifiées, essentiellement des peintres. Cette peinture à la cire a nécessité cinq années (1836-1841) de travail à Paul Delaroche avant de subir des dégâts des eaux et un incendie. L’œuvre, telle qu’on peut la voir ci-dessous, est une deuxième restauration, de la fin du XXe siècle.

4 Gaston Boissier (1823-1908), normalien, agrégé de lettres en 1846, maître de conférences à l’École normale, professeur au Collège de France en 1869, puis administrateur de cette même institution en 1892. Gaston Boissier a été élu à l’Académie française en 1876 et en est devenu le secrétaire perpétuel en 1895.
5 Pour Jean-Léon Gérôme (1824-1904), lire « L’atelier Gérôme ».
6 La toge prétexte était portée par certains magistrats. Contrairement à la toge blanche des hommes, elle était garnie de ganses rouges. La Robe prétexte est un roman du jeune François Mauriac qui paraîtra en 1914.
7 En 1880, depuis longtemps déjà et pour des années encore, une grande partie des hommes portait la barbe.
8 J.-A.-D. Ingres, Romulus, vainqueur d’Acron. Cette peinture « à la détrempe » de 1813 est visible dans l’amphithéâtre d’honneur, face au public (trois mètres sur cinq).

9 Jules Claretie décrit la partie centrale de cet Hémicycle.

Au centre, Ictinos, Apelle et Phidias, les trois artistes de la Grèce antique, composent le jury ; quatre figures de femmes symbolisent les périodes de l’art, grec, romain, gothique et renaissant » La figure de femme évoquée par Jules Claretie, au premier plan, représentant le génie des arts porte les traits de Joséphine Bloch, modèle très apprécié à l’époque
10 Pierre-Eugène Grenier (1833-1875), comédien et chanteur, créateur, en décembre 1864, du rôle de Chalcas « grand augure de Jupiter » (basse), dans La Belle Hélène, opéra bouffe en trois actes d’Henri Meilhac et Ludovic Halévy sur une musique de Jacques Offenbach.
11 Étienne Mélingue (1807-1875), sculpteur, peintre et comédien.
12 Catilina, tragédie en cinq actes d’Alexandre Dumas en collaboration avec Auguste Maquet, créée au théâtre Historique en octobre 1848 et publié la même année.
13 Gaston (1839-1914) et Lucien (1841-1889), tous deux peintres.
14 Paul Dubois (1829-1905), sculpteur et peintre, directeur de l’école des Beaux-Arts depuis 1878 jusqu’à sa mort en mai 1905.
15 Ambroise Thomas (1811-1896), compositeur, directeur du Conservatoire de musique de 1871 à sa mort en février 1896.
16 À 25 kilomètres à l’est de Rome.
17

Le portrait de Rubens, de nos jours (ici au centre mais dixième personnage à partir de la gauche dans la fresque).
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