Cette préface est celle de l’édition en volume. Elle est datée du 31 décembre et la question peut se poser de la publier avec les pages du début d’année. Mais n’est-elle pas en tête du volume ? Elle n’est évidemment pas parue dans Le Temps. Du seize décembre 1879 au neuf mars 1880, les six « Vie à Paris » parues dans Le Temps n’ont pas été reprises en volume. Le volume de l’année 1880 commence donc avec la chronique parue le neuf mars, et, avant cela, par la préface que nous pouvons lire ici.
J’aurais bien envie de dénoncer, en tête de ces pages, le trop indulgent ami qui me pousse à les envoyer, une fois encore, à l’imprimeur. Il partagerait avec moi la responsabilité de cette présentation au public de Causeries qui ont pu plaire au journal le Temps, mais qui vont subir une nouvelle épreuve, sous la forme du volume.
Comme c’est un des esprits les plus exquis de ce temps et comme, après tout, quoi qu’on en dise, on est toujours un peu indulgent pour ses propres œuvres, il n’a pas eu de peine à me persuader que ces croquis de la Vie à Paris pouvaient former, peu à peu, une galerie et, d’année en année, composer une sorte d’histoire particulière, — la plus intéressante peut-être des histoires : celle des mœurs.
Et dans le chapitre des mœurs on compte un peu de tout : modes, travers, ridicules, fêtes, gaietés, railleries, chansons…
Tout cela n’est pas à dédaigner.
Je me rappelle qu’un jour Sainte-Beuve nous disait, en parlant de M. Taine : « Je ne conçois point qu’on publie les notes et les impressions de Thomas Graindorge1 quand on a écrit ce Maître-livre, l’Histoire de la Littérature anglaise2. » Et pourquoi pas ? Pourquoi Graindorge, ce moraliste, ne dirait-il point son mot après une critique de Sterne3 ou de Steele4 ? Le Spectateur d’Addison n’était qu’un Thomas Graindorge lorgnant les humains de son temps, au passage.
Il n’est pas de genres inférieurs en littérature, et l’on peut, sans déroger, peindre sur le vif un coin du boulevard, même en sortant des Archives, où j’ai passé bien des heures laborieuses5.
L’étude de la grande histoire n’empêche pas qu’on ait du goût pour la petite. Et qu’est-ce donc, au surplus, qui est petit, ou qu’est-ce qui est grand, bon Dieu, dans ce qui est le vrai ?
Ce temps-ci, tout justement, aime fort les petites choses précises et saisies sur nature. Il donnerait tous les tableaux de Lagrenée6 pour une sanguine d’un Saint-Aubin7. Il ne lit plus guère d’Holbach8, il ne sait en réalité d’Helvétius que le titre de son fameux ouvrage9, il n’ouvre point l’abbé Raynal10, qui fit tant de bruit, et il se plaît, au contraire, à feuilleter, annoter et rééditer Grimm11 ou Bachaumont12. La Correspondance de Métra13 lui devient un régal. Tallemant des Réaux14, l’ancêtre de ces fins mémorialistes, est bien autrement consulté que Varillas15, et d’Aubigné16, qu’il écrive l’Histoire universelle17 ou qu’il conte les prouesses du baron de Fœneste18, nous en dit plus long cent fois que Mézeray19.
Et, s’il en est ainsi du passé, pourquoi n’en serait-il pas de même du présent ?
« Jamais, dit Métra dans la préface de sa Correspondance politique et littéraire, l’histoire des événements, même des grandes révolutions politiques, n’a été plus intimement liée avec celle des mœurs et des opinions que pendant la période de temps qu’embrasse cet ouvrage. Ainsi nous nous croyons en droit de regarder cette collection d’anecdotes créées par les circonstances comme un dépôt de matériaux précieux. »
Matériaux précieux ! dit ce Métra qui mériterait parfois tout autant que M. de la Touraille20 le surnom de Tacite de l’anecdote21. Précieux, soit. L’avenir seul a qualité pour contresigner le mot s’il trouve en effet du précieux et du piquant à nos mœurs, à nos façons d’être, de dire et de penser, à nos erreurs, à nos engouements, à ce que Gavarni eût appelé nos toquades.
C’est le tableau de ces curiosités que j’ai entrepris de tracer, de quinzaine en quinzaine, en héritant, au journal le Temps, de ce titre de la Vie à Paris que Villemot y avait rendu célèbre22. Je n’ai pas voulu l’imiter. À chacun son tempérament, et sa bonhomie n’était qu’à lui23.
Ces pages ne sont, à vrai dire, qu’une autre sorte de lanterne magique où défilent, selon le caprice du fait, les personnages de mon temps ; mais j’ai mis tous mes soins à peindre les verres24 que je fais passer devant le public avec sincérité, d’un trait rapide et sans caricature. Anecdotier, conteur, annotateur, chroniqueur, annaliste25 au courant de la plume, je ne prétends à rien autre chose qu’à avoir dit vrai, mais je mets, s’il vous plaît, la chronique à son rang dans l’échelle littéraire — ni trop haut, ni trop bas, — me souvenant que nos feuillets rapides, à nous autres moralistes au jour le jour, sont faits pour être promptement oubliés, mais me disant aussi que Denis Diderot, notre grand aïeul, ne dédaignait pas, à son heure, d’écrire pour son ami Grimm des chroniques que nous retrouvons aujourd’hui et relisons et compulsons avec une joie vive de lettrés et de curieux et qui sont plus pimpantes, brillantes et palpitantes (je le dis tout bas, avec quelque hésitation), oui, plus vivantes, que l’Encyclopédie elle-même, ce magnifique, ce superbe, cet admirable brûlot éteint.
Je demande donc, — comme pour une note ou une notule mise au bas d’une page, — place pour ces Mémoires au bas de notre Histoire contemporaine. Le croquis du peintre, le léger crayon d’un portraitiste, est quelquefois plus attirant que tel tableau solennel et trop arrangé. Mon livre est précisément un carton de croquis.
Ces souvenirs et ces causeries pourront et devront être continués, de douze mois en douze mois, et j’ose croire que, plus tard, ces Mémoires des Années Parisiennes formeront un ouvrage de chercheurs, de fureteurs, un livre de coin de bibliothèque, qu’on sera très aise de trouver, — comme on est enchanté de rencontrer, sur les quais, une gravure de Debucourt26, — lorsqu’on voudra savoir un peu comment vivaient les Français de ce temps, qui est bien, soit dit entre nous, le plus bizarre et le plus affolé qui ait jamais marqué sur un baromètre moral.
Jules Claretie
31 Décembre 1880
Notes
1 Hippolyte Taine (1828-1893), Notes sur Paris : Vie et opinions de M. Frédéric Thomas Graindorge (Hachette 1867). Pour Hippolyte Taine, voir la note 28 de La Vie à Paris du treize janvier 1880. Les notes antérieures sont très rarement reprises.
2 Hippolyte Taine, Histoire de la littérature anglaise, Hachette 1863-1864, quatre volumes.
3 Laurence Sterne (1713-1768) auteur britannique religieux est surtout connu pour sa Vie et opinions de Tristram Shandy, gentilhomme, paru en neuf volumes sur une dizaine d’années à partir de 1759. On lui doit aussi son Voyage sentimental à travers la France et l’Italie en deux tomes à l’approche de sa mort.
4 Richard Steele (1671-1729) est surtout cité ici en tant que co-fondateur, avec son ami Joseph Addison (1672-1719), du quotidien Le Spectateur, assez éphémère (1711-1712).
5 Après avoir habité au huit rue Paradis-Poissonnière (devenue rue de Paradis) puis au dix rue de Douai où habitait aussi Ludovic Halévy (Edmond About habitait au numéro six), Jules Claretie s’est installé, au tournant de la décennie au 155 boulevard Haussmann, dans le quartier Saint-Philippe du Roule, dans un immeuble gigantesque de onze fenêtres. La logique de son trajet depuis la BNF le conduit naturellement, pour rejoindre chacune de ces trois adresses à monter la rue Richelieu et à s’engager sur les grands boulevards. Voir Gilles Schlesser, Grand carnet d’adresses de la littérature à Paris, Séguier 2023.
6 Louis Lagrenée (1725-1805), prix de Rome en 1749, peintre d’Élisabeth Ire de Russie de 1760 à 1763 et directeur de l’Académie des Beaux-Arts de Saint-Pétersbourg à la mort de Louis-Joseph Le Lorrain. Directeur du musée du Louvre, il y meurt en juin 1805.
7 Il peut s’agir du dessinateur Augustin de Saint-Aubin (1736-1807) mais plus vraisemblablement de son père, Gabriel (1724-1780). La comparaison avec Louis Lagrenée est tout à fait pertinente dans ce contexte, Gabriel de Saint-Aubin ayant noirci d’innombrables carnets de croquis de scènes de rues. À une époque plus récente, il aurait certainement été un photographe naturaliste.
8 Paul Thiry d’Holbach (1723-1789) encyclopédiste d’origine allemande, naturalisé Français en 1749. Ami des encyclopédistes, Paul Thiry d’Holbach a rédigé plusieurs centaines d’articles de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert.
9 Claude-Adrien Helvétius De l’esprit, essai paru en 1758. Comme nombre de travaux de Paul Thiry d’Holbach, l’ouvrage de Claude-Adrien Helvétius est paru sans nom d’auteur à cause des thèses matérialistes qu’ils défendaient l’un et l’autre.
10 Guillaume-Thomas Raynal (1713-1796) ; prêtre à vingt ans, nommé à l’église Saint-Sulpice en 1746. Ce poste prestigieux lui permet de se rapprocher des familles influentes. D’une honnêteté relative, mais d’une culture certaine, G.-T. Raynal faisait commerce de sermons que lui achetaient d’autres prêtres moins doués pour le prêche. Proche des protestants, il a accepté d’en inhumer quelques-uns dans le cimetière catholique de Vaugirard. Le scandale le fit s’éloigner prudemment de la religion au profit des intrigues de salon. Son talent de plume et d’intrigue le conduit à devenir le directeur du Mercure de France en 1751.
11 Jacob Grimm (1785-1863), auteur, avec son frère Wilhelm (1786-1859), des fameux Contes, qui déprécièrent considérablement leur réputation alors qu’ils étaient tous deux philologues et linguistes. Jacob est auteur d’une grammaire allemande réputée (deux tomes) avant de rédiger, avec son frère un Dictionnaire historique de la langue allemande.
12 Louis Petit de Bachaumont (1690-1771), « administrait » le salon de son amie Marie-Anne Doublet (1677-1771) qui recevait des personnalités des arts et lettres comme le lexicographe Jean-Baptiste de La Curne de Sainte-Palaye ou le sculpteur Maurice Falconet (1716-1791) ou encore Henri Philippe de Chauvelin (1714-1770) chanoine de Notre-Dame-de-Paris. Cette société réunie composait des « nouvelles à la main » (note 15 de La Vie à Paris du 9 mars 1880) qui étaient alors diffusées dans la ville. Louis Petit de Bachaumont, qui a une agréable rue à Paris, reste célèbre pour la compilation de ces nouvelles à la main sous le titre Mémoires secrets pour servir à l’histoire de la République des Lettres en France depuis 1762 jusqu’à nos jours, « nos jours » représentant l’année 1787.
13 Louis-François Metra (1738-1804), a édité un journal clandestin, la Correspondance littéraire secrète de janvier 1775 à mars 1793, soit pendant plus de dix-huit ans. Ce journal est paru deux fois, puis trois fois par semaine. Il a plusieurs fois changé de titre, notamment lors de parutions en volumes, ce qui explique que Jules Claretie le nomme Correspondance politique et littéraire un peu plus bas dans le texte.
14 Gédéon Tallemant des Réaux (1619-1692), écrivain, gazetier et poète surtout connu pour ses Historiettes, courtes biographies de ses contemporains (deux volumes de Pléiade édités par Antoine Adam en 1960et 1961).
15 Antoine Varillas (1624-1696), d’abord brièvement historiographe de Gaston de France, duc d’Orléans (1608-1660) s’est révélé un compilateur quelque peu dilettante.
16 Théodore Agrippa d’Aubigné (1552-1630), à la fois guerrier et protestant, surtout connu pour son poème Les Tragiques, de 1616 dans lequel il décrit les persécutions dont les protestants ont été l’objet.
17 Théodore Agrippa d’Aubigné est l’auteur d’une Histoire universelle dans laquelle la souffrance protestante est sans doute mise en avant.
18 Théodore Agrippa d’Aubigné, Les Aventures du Baron de Faeneste (graphie la plus rencontrée)
19 François Eudes, sieur de Mézeray (1610-1683), Histoire de France, depuis Faramond jusqu’à maintenant, œuvre enrichie de plusieurs belles et rares antiquités et d’un abrégé de la vie de chaque règne, dont il n’était presque point parlé ci-devant, avec les portraits au naturel des rois, régents et dauphins, trois volumes in-folio parus en 1643, 1646 et 1651.
20 Peut-être Jean-Chrysostôme Larcher, comte de La Touraille (1720-1794), pas écrivain pour deux sous mais néanmoins auteur de quelques écrits dont, en 1785, un Recueil de gaité et de philosophie par un gentilhomme retiré du monde.
21 Allusion aux Histoires (de l’empire romain) de Tacite (58-120).
22 Jules Claretie, qui ne peut citer un concurrent, n’indique pas que les chroniques d’Auguste Villemot (1811-1870), sont parues non dans Le Temps mais dans Figaro (sans « Le ») sous le titre « Chroniques parisiennes ». La première de ces chroniques est parue dans Figaro numéro seize daté du seize juillet 1854. Le premier Figaro (avec « Le » dans le titre) était paru en janvier 1826. Il s’agissait d’un journal ni quotidien ni hebdomadaire annonçant les programmes et les potins de théâtres, un peu comme le sera Vert-vert six ans plus tard. Après plusieurs revirements et autant de déboires financiers (et abandon puis retour du « Le »), le journaliste Hippolyte de Villemessant, après plusieurs échecs de son côté, rachète les ruines. Ces « Chroniques parisiennes » ont ensuite été réunies par Auguste Villemot en deux volumes intitulés La Vie à Paris. Plus tard, Auguste Villemot a tenu, cette fois-ci dans Le Temps, une rubrique « Comédie contemporaine », une semaine sur deux depuis l’été 1864 jusqu’au sept août 1870, avant de mourir quarante-deux jours plus tard, le 18 septembre 1870. Lire l’article de Francisque Sarcey dans Le Temps du 26 septembre.
23 Dans les « Échos » du Mercure de France du premier décembre 1937, au bas de la page 442 nous pouvons lire : « Les “Chroniques parisiennes”, jadis fort vantées […] que devait reprendre Jules Claretie au Temps […] provoquent […] une désillusion : Auguste Villemot en est resté à la formule des Lettres parisiennes de Madame de Girardin au lieu de fournir l’incomparable mine d’informations que nous réserve La Vie à Paris de Jules Claretie. » Il reste que du côté de la bonhomie, voire de la bienveillance, Jules Claretie n’a rien à envier à cet excellent homme qu’était Auguste Villemot.
24 Les lanternes magiques, plutôt que des plaques photographiques qui, à cette époque, n’existaient qu’à peine, faisaient défiler des verres peints.
25 Avec deux n et sans y, au sens de compte rendu annuel, si l’on veut, du journal de cette année 1880.
26 Pour Philibert Debucourt (1755-1832), voir Edmond et Jules de Goncourt, L’Art au XVIIIe siècle, volume II, Quantin, sept rue Saint-Benoît.
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