Mademoiselle Aïssé

Chronique de Paris du huit janvier 1872.

Page web mise en ligne le 14 mars 2025. Temps de lecture : moins de cinq minutes.

Les Chronique de Paris de cette époque ne portaient pas de titre. Ce titre est donc donné à l’occasion cette publication.

Reconstitution du début de la chronique

Salle intéressante, hier, à l’Odéon : la politique et la finance n’y figuraient que dans de faibles proportions ; mais les lettres y coudoyaient les sciences, et quelques étoiles de la Comédie-Française brillaient même à l’horizon des Premières ; Le nom de Louis Bouilhet justifiait assez ce Concours. La Conjuration d’Amboise1 est, on s’en souvient, un vif et long succès, et Dolorès2, malgré des lacunes et des inégalités de tout genre, intéressa par quelques scènes que traversait un vestige de souffle cornélien. Le public était donc dans de bonnes et rassurantes dispositions ; mon collaborateur Sarcey3 doit vous dire ce qu’il en est advenu4. Gomme impression de salle, j’ai constaté et partagé un plaisir vif et délicat dans quelques jolies scènes du premier acte et dans le dialogue du dernier. Quant à l’air de bravoure du chevalier5, au 3e acte, il a été fougueusement applaudi par le gros du public odéonien, où il est couramment admis que la révolution de 89 est née des folies de Castellano6 et des débauches de Louis XV ;

Louis quinze fut le coupable,
Louis seize fut le puni7.

Quant aux grands hommes dont Louis Bouilhet a émaillé les salons du régent, leur allure et leur langage n’a pas semblé digne de leur gloire : Marivaux8 rappelait Prilleux9 dans le rôle de Pietro.

Le bal de l’Opéra a été froid, quoiqu’il fit affreusement chaud dans le foyer. Je constate que depuis quelque temps la tradition y reçoit de forts accrocs, ainsi, le loup, au lieu d’étendre son velours mystérieux sur le visage des déesses du lieu10, est fréquemment déposé. Cette tendance à prévenir les vœux des habits noirs n’a rien qui puisse scandaliser les yeux d’un chroniqueur, mais elle lui inspire de mélancoliques pressentiments. Si le masque s’en va, que deviendra le bal masqué ? C’est depuis bien longtemps une pure convention, je le reconnais ; mais c’est justement cette convention qui donne aux nuits de la rue Le Pelletier11 un caractère et une raison d’être. Quelques huissiers essayent timidement des rappels au règlement ; mais j’observe avec regret que la plupart lèvent la chaîne en l’air12. Je conseille donc à M. Strauss13 une attitude plus sévère, sans quoi il descendra de chute en chute jusqu’au concert-promenade.

L’illusion n’est pourtant pas tout à fait morte en ce lieu blasé : j’ai vu pendant une bonne partie du bal d’hier un monsieur, fort correctement vêtu de son habit de soirée, se promener d’un air grave et convaincu, avec un faux front, un faux nez et un faux menton ; cet appareil, tiré par des cordons et assujetti par des pinces, devait le gêner horriblement, mais il supportait cette incommodité avec un stoïcisme extraordinaire : il ne se livrait du reste à aucune sorte de folie par paroles où par gestes, il s’était travesti pour sa satisfaction personnelle, et il jouissait en silence de cette manifestation faite par lui-même pour lui-même.

Notes

1       Louis Bouilhet, La Conjuration d’Amboise, drame en cinq actes, en vers, créée au théâtre impérial de l’Odéon le 29 octobre 1866. Le texte de la pièce est paru chez Michel Lévy daté de l’année suivante. Cette conjuration s’est déroulée en mars 1560, visant à l’enlèvement du roi François II (1544-1560, mort dans sa septième année).

2       Louis Bouilhet, Dolorès, drame en quatre actes, en vers, représenté au Théâtre-Français le 22 septembre 1862. Le texte de la pièce est paru chez Michel Lévy la même année.

3       Francisque Sarcey (1827-1899), critique dramatique célèbre et très académique. Introduit par Edmond About, il donne son premier article dans Le Figaro en 1857. En 1860, il devient critique dramatique au journal L’Opinion nationale. En 1867, il entre au Temps, où il tiendra son feuilleton pendant 32 ans, tout en collaborant à d’autres journaux. Par « collaborateur », Jules Claretie pense « collègue »

4       Distraction de Jules Claretie qui oublie simplement de préciser à ses lecteurs que la pièce jouée hier au soir à l’Odéon est Mademoiselle Aïssé, drame posthume en quatre actes, en vers dont c’était la création hier au soir. L’argument est tiré de la vie de Charlotte Aïssé, née quelque part en Arménie à la toute fin du XVIIe siècle et vendue, à l’âge de quatre ans, comme esclave à un ambassadeur de France et devenue femme de lettres française réputée. Jules Claretie reviendra sur cette charmante personne dans sa Chronique de Paris du onze janvier 1872. Le texte de la pièce, comme toutes celles de Louis Bouilhet est paru chez Michel Lévy cette même année 1872. Au début de ce livre on peut lire que la pièce a été reçue (ce qui signifie acceptée) à l’Odéon en mai 1869 (Louis Bouilhet devant mourir le 18 juillet de la même année), il y a plus de deux ans… une autre indication précise que « Les passages entre deux crochets ont été supprimés à la représentation »… Francisque Sarcey, dans ce même numéro du Temps, ne se répand pas en louanges. Lire le compte rendu de Jules Claretie dans son feuilleton dramatique du Soir du huit janvier 1872 (pages une et deux).

5       Le chevalier d’Aydie, amant de Charlotte Aïssé était interprété par Pierre Berton (1842-1912), auteur dramatique et comédien, qui sera pensionnaire en 1873.

6       Eugène Castellano (1822-1882), est le comédien tenant le rôle du Régent. En janvier 1880, Eugène Castellano, alors directeur du théâtre du Châtelet, sera le metteur en scène du Beau Solignac, roman de Jules Claretie adapté à la scène par William Busnach et qui sera publié ici un jour.

7       Victor Hugo, Les Voix intérieures (1837), II : Sunt Lacrymæ Rerum VII.

Victor Hugo, Œuvres poétiques I, Pléiade, édition de Pierre Albouy 1964, page 931

8       Marivaux est présent dans la pièce, interprété par La Ferté.

9       Vraisemblablement Victor Prilleux (1814-1876), librettiste, comédien et chanteur.

10     Le bal de l’Opéra, masqué, s’est tenu en début d’année, tous les ans de 1716 à la fin des années 1920 avec quelques inévitables interruptions. Il se tenait soit, comme ici, dans le foyer, soit sur un immense plancher amovible installé sur les fauteuils de la salle.

11     Il n’y a pas que les traditions qui se perdent, c’est l’opéra lui-même qui se perdra en partant en fumée à la fin du mois d’octobre de l’année prochaine (1873). En fait sa disparition est prévue de longue date, depuis quatorze ans déjà, lorsque Napoléon III a été visé par un attentat rue Le Pelletier en janvier 1858. L’Opéra Garnier sera inauguré dans trois ans, en janvier 1875.

12     Après le masque « fréquemment déposé », comme on dépose les armes, Jules Claretie, avec la « chaîne en l’air » évoque la « crosse en l’air », signe d’un refus d’obéir militaire, voire une fraternisation avec l’ennemi.

13     Isaac Strauss (Emmanuel Israël, 1806-1888), violoniste était responsable des bals de la cour à la fin de règne de Louis-Philippe. Il assurera des fonctions comparables sous Napoléon III, organisant des bals dans les différentes villes d’eaux visitées par le couple impérial et sa suite. En 1854 Isaac Strauss obtient la concession des bals de l’Opéra, en assurant tous les frais et bénéfices jusqu’à cette année 1872, à l’âge de 66 ans.