Les recettes des théâtres

La lettre d’Alexandre DumasLa contribution des théâtres — Notes

Chronique de Paris du premier février 1872, mise en ligne le quinze avril 2025. Temps de lecture : moins de cinq minutes.

La lettre d’Alexandre Dumas

M. Alexandre Dumas publie une nouvelle lettre sur les choses du jour1 ; la plus grande partie a paru ce matin dans le Figaro2. L’auteur de la Princesse Georges3 paraît croire que les gens de lettres sont encore au ban de la bourgeoisie française, comme dans les pièces de M. Scribe4 : le paradoxe est un peu fort ; si jamais, en effet, les artistes et les hommes de lettres ont été fourrés ou seront fourrés, partout, dans le gouvernement, la législation, la diplomatie, l’armée, etc., c’est certainement de nos jours. Le philistin d’il y a trente ans les jugeait propres à rien, le bourgeois de nos jours les trouve propres à tout.

La contribution des théâtres

J’ai tenté vainement hier de voir le Roi Carotte5. Les places n’avaient pourtant pas l’air de manquer ; je ne parle pas du bureau des recettes, qui avait fermé son guichet dès sept heures et demie, mais des marchands de vin du voisinage, qui étaient ornés d’un essaim de spéculateurs6. J’ai refusé de passer sous leurs fourches caudines, qui ne m’ont pas paru d’ailleurs fort effrayantes ; car je crois avoir entendu bruire autour de moi la proposition d’un fauteuil à 6 fr.

Engagé dans le boulevard de Sébastopol7, je me suis tout naturellement dirigé vers le Châtelet, afin d’y tuer ma soirée8. Grande spéculation aussi, mais au rabais ; la salle est assez bien garnie, seulement je doute fort que la recette encaissée soit proportionnelle au vide rempli. Le rez-de-chaussée a un peu l’air d’une vaste loge de concierge un soir de réception, et le quatrième étage rappelle assez exactement un bureau de nourrices. Cependant le théâtre du Châtelet est immense, et j’aime à croire qu’il fait encore ses frais. Il mérite d’ailleurs de les faire, car la troupe est excellente, joue avec entrain et avec soin ; les décors sont souvent remarquables et la mise en scène est tout à fait réussie. Puis, c’est le Châtelet qui a eu l’idée et donné l’exemple des représentations pour la libération du territoire9. La recette de samedi a produit 4 000 fr., ce qui est un fort joli denier.

Voici, à ce propos, les recettes du dimanche 28 janvier ;

J’ajoute que le propriétaire de la salle du Gymnase a abandonné son loyer de la journée ; M. Gondinet10 au Théâtre-Français, et MM. Meilhac et Halévy au Palais-Royal11, ont renoncé â percevoir leurs droits d’auteurs. Bravo, bravo, mais l’élan général bien constaté, ne nous enivrons pas de cette agitation généreuse qui entretient, sans doute, le patriotisme, mais qui ne sera véritablement efficace que si elle est sagement et tranquillement réglée. Payons, mais avec méthode, avec suite ; rendons-nous bien compte de l’étendue des sacrifices à faire, de la fermeté continue, de la résolution qu’ils exigent. Sachons comprendre qu’il s’agit non point de jeter en un moment d’enthousiasme quelques poignées d’argent ou de billets dans la caisse d’une souscription volontaire ; mais de s’engager vis-à-vis de soi-même d’abord, vis-à-vis de ses concitoyens ensuite, de prendre annuellement ou mensuellement, pendant une période assez longue, une part importante de son capital ou de son revenu. Le mouvement des souscriptions, s’il conserve sa forme actuelle, produira peut-être dix millions ; il nous faut trois milliards, voilà ce que vous et moi ne devons pas oublier et ce que les financiers compétents doivent nous rappeler au besoin ; c’est à eux aussi qu’il appartient de nous dire comment on pourrait transformer un sentiment excellent en une opération de crédit vraiment efficace.

La suite de cette chronique, non reproduite ici, traite de la suite de la publication de ses souvenirs de jeunesse par l’excellent Louis de Carné12 et du saint-Simonisme13, doctrine sympathique mais quelque peu datée.

Notes

1       Il s’agit de la deuxième « Lettre sur les choses du jour », parue dans La Revue universelle d’Amédée Marteau, qu’on ne confondra pas avec la Revue universelle des arts, de Paul Lacroix. La première Lettre, adressée « au docteur Henri Favre » était parue chez Michel Lévy en 1871 (texte daté par Alexandre Dumas du six juin), 31 pages. Alexandre Dumas y faisait part, spontanément, de ses opinions sur les événements. « J’ai été à Versailles pour voir ; voir c’est savoir, savoir c’est prévoir. Cette vérité vient d’être reconnue et sacrée dans un homme : M. Thiers. Il a vu, il a su, il a prévu ; et cette admirable logique, qui préside aux destinées humaines, l’a mis à la tête de la France au moment où la France a le plus besoin de voir, de savoir et de prévoir. »

2       Trois dernières colonnes de une (sur six) plus une introduction en bas de la colonne trois, plus une colonne et demie page deux.

DEUXIÈME LETTRE SUR LES CHOSES DU JOUR
À Monsieur Amédée Marteau, directeur de la Revue universelle.
Monsieur,
Dans un de vos derniers numéros, vous me faites l’honneur de m’interpeller directement, et vous me demandez pourquoi, après avoir écrit la Lettre sur les choses du jour, qui prouvait un si grand sens politique (c’est vous qui parlez), vous me demandez pourquoi je me tais.

Début, dans Le Figaro, de la lettre d’Alexandre Dumas

3       Alexandre Dumas, La Princesse Georges, pièce en trois actes créée sur le théâtre du Gymnase le deux décembre 1871. C’est bien le mot pièce, qui est indiqué dans l’édition Lévy de 1872 et non drame ou comédie, alors qu’il s’agit d’une comédie… dramatique. Suite du texte de l’image donnée en tête : « Je ne vous ai pas répondu tout de suite, parce que j’appartenais exclusivement aux dernières représentations de la Princesse Georges. »

4       Eugène Scribe (1791-1861) auteur dramatique surtout connu pour ses livrets, tous connus car ayant tous été servis par les plus célèbres compositeurs de son temps : La Dame blanche (Boieldieu 1825) ; La Muette de Portici (Auber 1828) ; Robert le Diable (Meyerbeer 1831) ; La Juive (Halévy 1835) ; La Favorite (Donizetti 1840)…

5       Pour cette féérie à la mode, de Victorien Sardou créée au début de l’année, voir la note dix de la page : « Au théâtre des Nouveautés ».

6       Les places de théâtre étaient en vente libre chez tous les commerçants, qui les achetaient par dizaines et les revendaient à l’unité.

7       Le Roi Carotte était donné au théâtre de la Gaîté du square des Arts-et Métiers.

8       Au théâtre du Châtelet se donnait Le juif errant, adaptation, par Eugène Sue de son gigantesque feuilleton populaire de 1845. La première a été donnée au théâtre du Châtelet le sept décembre 1871. Le théâtre du Châtelet, premier du nom, a été inauguré il y a dix ans, en 1862.

9       Il était beaucoup question à cette époque de racheter l’Alsace et la Lorraine, perdues pendant la guerre.

10     Le spectacle du trente janvier (mais pas celui d’hier 31) était Christiane, comédie en quatre actes d’Edmond Gondinet, créée le vingt décembre dernier, Voir la note huit et dernière de la page « Une soirée à la Comédie-Française ». La représentation d’hier 31 janvier était Adrienne Lecouvreur, comédie-drame en cinq-actes d’Eugène Scribe (note 4) et Ernest Legouvé créé sur le théâtre de La République de la rue de Malte au printemps 1849. Les plus âgés des lecteurs de claretie.fr ont connu ce théâtre sous le nom d’Alhambra.

11     Le spectacle du Palais-Royal était Tricoche et Cacolet, vaudeville en cinq actes d’Henry Meilhac et Ludovic Halévy. Pour ce vaudeville, voir la note trois de la page sur Émile Littré (oui).

12     Pour cette affaire, et pour Louis de Carné, voir les notes une et deux de la page « La dent du Chevalier de Trézurin ». Dans cette même page, Jules Claretie évoque le début de cette publication en première partie de chronique.

13     La philosophie Saint-Simonienne cultivait des idées progressistes et scientifiques peut-être trop en avance sur leur temps.