Chronique parue dans Le Temps du dix novembre 1872, mise en ligne le six avril 2025. Temps de lecture : huit minutes.
La librairie Michel Lévy vient de mettre en vente le vingt-troisième volume de son édition des Œuvres de Balzac1 ; il contient les Études historiques et politiques, et la réimpression de la Revue parisienne. Ces fragments n’offrent pas tous le même intérêt. Je viens de les parcourir, le crayon en main ils sont d’une lecture laborieuse, traversée çà et là d’éclairs assez vifs. Ce qui frappe, dès le premier examen, c’est la prodigieuse confiance que Balzac avait aussi bien en son génie littéraire qu’en ses conceptions politiques ou philosophiques. Un de ses biographes, M. Werdet2, a recueilli quelques-uns de ces traits. Un jour, dans un dîner, un jeune écrivain ayant dit devant lui « Nous autres gens de lettres3. » Balzac pousse un formidable éclat de rire et lui crie « Vous, monsieur, homme de lettres ! quelle prétention ! quelle folle outrecuidance ! Vous, vous comparer à nous allons donc ! Oubliez-vous, monsieur, avec qui vous avez l’honneur de siéger ? avec les maréchaux de la littérature moderne » Il aimait à dire « Il n’y a que trois hommes à Paris qui sachent leur langue Hugo, Gautier et moi4. » Balzac, dit encore M. Werdet, possédait une statuette de Napoléon dans sa chambre, et sur le fourreau de l’épée on lisait ces mots accompagnés de sa signature : « Ce qu’il n’a pu achever par l’épée, je l’accomplirai par la plume5. »
Voilà pour sa confiance littéraire. Quant à ses prétentions politiques, elles sont assez bien résumées dans un mot que M. Taine a recueilli : « Est-ce que ce ne sont pas les gens qui ont fait le tour des idées qui sont les plus propres à gouverner les hommes ? Je voudrais bien voir qu’on s’étonnât de mon portefeuille ! »
Ces traits, qui chez tout autre paraîtraient énormes, étaient chez lui d’une évidente sincérité. Absorbé dans des contemplations de visionnaire, habitué à lier conversation avec ses personnages, à vivre de leur vie, il en était arrivé, comme certains mystificateurs, à croire à la réalité de ses propres fictions. On connaît l’anecdote du cheval blanc qu’il avait voulu donner à M. Jules Sandeau6 il en fit la description à Mme Sophie Gay7 et finit par se persuader qu’il l’avait réellement donné, si bien que, rencontrant M. Sandeau, très sérieusement il lui en demanda des nouvelles. C’est M. Sandeau aussi, je crois, qui, lui faisant quelques critiques sur le caractère du baron Hulot8, reçut cette réponse « Ah ! comme on voit bien que vous ne l’avez jamais vu ! »
Le livre que j’ai sous les yeux est plein de témoignages de cette admiration de Balzac pour Balzac lui-même. Ces études politiques et philosophiques ont le ton d’oracles Balzac y accumule les idées générales, les jugements d’ensemble, les vues qui veulent être prophétiques. On sait que sa politique est celle d’un absolutiste j’ai noté des pages curieuses sur le droit d’aînesse et une apologie de l’ordre des Jésuites dont il admire la puissance fondée sur une discipline étroite et la pratique de l’obéissance passive. On lira également avec intérêt des lettres sur la révolution de 1830, qui ne lui inspire pas le moindre enthousiasme. Balzac a toujours déploré l’insuccès du coup d’État de Charles X « la plus prévoyante et la plus salutaire entreprise, disait-il, qu’un monarque ait jamais formée pour le bonheur de ses peuples. »
La partie littéraire du livre est plus instructive. Si Balzac se jugeait lui-même avec une extrême complaisance, il avait les mêmes provisions d’enthousiasme au service de ses contemporains. Étranger aux idées modernes par ses instincts politiques, il professait en revanche une admiration fort vive pour la résurrection littéraire de 1830 :
Où trouveriez-vous, dans toute l’Europe de 1730, un livre qui pût ressembler à nos journaux ? Les Débats, le National, le Globe, la Gazette, la Revue de Paris, le Journal des connaissances utiles, le Figaro, tous nos journaux enfin sont un livre immense où les pensées, les œuvres, le style, sont livrés, avec une étonnante profusion de talent, à l’insouciance de nos intérêts journaliers. Il y a tel article politique digne de Bossuet où de magnifiques paroles ont été dispersées en pure perte tel fragment possède la grâce d’un conte oriental telle plaisanterie est digne de Molière. La presse périodique est un gouffre qui dévore tout et ne rend rien c’est un monstre qui n’engendre pas.
Avouons que M. de Lamartine est bien au-dessus de J.-B. Rousseau9. Delphine Gay10 ne vaut-elle pas un peu mieux que Mme du Bocage11 ? Anatole12, Adolphe13 et Corinne14 ne sont-ils pas des romans meilleurs que les Mémoires d’un Homme de qualité15 ? L’Histoire d’une belle Grecque16 est-elle seulement comparable à L’Âne mort, de Jules Janin17 ? Enfin, mettez-vous le Théâtre de Fontenelle auprès de celui de Clara Gazul18 ? L’Indifférence en matière de religion19, le Génie du christianisme20 luttent, comme style, avec toutes les œuvres de ce temps-là, et l’emportent de beaucoup, par la pensée, sur le Petit-Carême, de Massillon21,
Voici maintenant la critique après l’éloge. Il s’agit d’un roman de M. de Latouche22 :
Je ne saurais accorder à un auteur le droit d’entrer chez ses contemporains pour leur demander compte de leurs opinions, de leurs rentes ou de leurs misères. Au nom de l’honneur français, ne sanctionnons pas le code infâme de la personnalité. L’inquisition permise par les mœurs de la place publique sur les hommes politiques est déjà bien assez odieuse. Que de sales petits journaux, la honte du pays, vivent de calomnies et de puffs, la faute de leur existence est celle du pouvoir et de la loi, de la magistrature et du gouvernement23.
Si Balzac vivait encore, que n’eût-il pas dit aujourd’hui, grand Dieu ? La pente a été descendue depuis ce temps-là, et pour aller à quels bas-fonds, vous le savez. Notez que ce malheureux M. de Latouche était coupable d’avoir fait côtoyer Saint-Point24 à son héros pour avoir l’occasion de dire « L’élégie était aux élections ? » Pure peccadille assurément. « Le Code infâme de la personnalité » a été grossi d’un bon nombre de chapitres, et l’apostrophe indignée de Balzac est une épigraphe qui a son actualité.
La Revue parisienne, qui était devenue assez rare dans le commerce, est intéressante par quelques articles de critique vraiment remarquables. On connaît l’étude sur la Chartreuse de Parme. Balzac a été l’un des premiers à discerner le talent original de Stendhal qui écrivait lui-même « J’aurai peut-être quelque succès vers 1860 ou 80. » L’article sur le Port-Royal, de Sainte-Beuve, est d’une aigreur trop manifeste pour ne pas avoir été inspiré par un ressentiment personnel. « Tant que M. Sainte-Beuve s’amuse à tourmenter ainsi la langue, il n’y a pas de mal. Jusqu’à présent ses imitateurs sont aussi nombreux que le public du Théâtre-Français dont un plaisant disait « Il a eu un pied gelé. » Çà et là quelques mots piquants « À une audience où M. Léon Gozlan exprimait à un ministre un des mille griefs de la littérature, il fut repoussé par une fin de non-recevoir « Nous ne pouvons rien, nous avons les mains liées. Malheureusement pour vous, monsieur, lui dit le spirituel écrivain, vous êtes toujours entre le mal qu’ont fait vos prédécesseurs et le bien que feront vos successeurs. »
Le portrait de M. Thiers a été souvent cité. Je n’en détacherai que le passage suivant :
En débutant à la tribune, M. Thiers se posa révolutionnairement, il commença, en véritable homme du Midi, par l’éloquence dantonienne ; mais il a promptement vu que ces grandes phrases, ces grands mouvements n’allaient ni à sa voix grêle, enrouée, cassée, ni à sa petite taille. Conseillé sans doute par M. de Talleyrand, il a remplacé son premier débit oratoire par le ton de la conversation, par une parole abondante, nette, clairette, froide, et qui paraît d’autant plus chaude quand il atteint au pathétique, et qu’il y mêle ces larmes gutturales qui ne sont jamais pleurées. Presque tous les hommes du Midi sont mimes, s’attendrissent, se courroucent avec leurs interlocuteurs. Ils vous consolent encore en vous noyant dans leur eau bénite. Il y a de la ressemblance entre Bernardotte et M. Thiers. Il n’a pas plus d’entrailles que n’en avait Pitt25 il n’en a ni la portée, ni les desseins, mais il en a le vouloir et l’élasticité. Sa personne se prête à ce rôle. Il est léger, il descend facilement à la bonhomie et ne monte jamais à la dignité froide, il parle trop. Il peut donc suivre et suit le cours des choses en jouant.
« Il y a de la ressemblance entre Bernadotte et M. Thiers » Voilà un de ces traits énigmatiques qui, au milieu d’observations justes, déconcertent dans la critique de Balzac. La page est curieuse d’ailleurs et celles qui l’accompagnent sont à lire. Cette Revue parisienne n’était guère connue du public lettré à tous les titres, elle méritait une réimpression.
Notes
1 Il s’agit de la deuxième édition, à partir de 1867, des Œuvres complètes, après celle publiée chez Marescq en 1851-1852, dont Michel Lévy a racheté une partie du fonds. Il s’agit ici d’une édition en grand in 4o, proche du A4, sur deux colonnes, enrichies d’illustrations.

2 Edmond Werdet (1793-1870), Portrait intime de Balzac, sa vie, son humeur et son caractère, par son ancien libraire-éditeur, chez Louis-Catherine Silvestre, éditeur, seize rue du Vert-Bois, 404 pages.
3 Deuxième partie, fin du chapitre III, page 243.
4 Première partie, chapitre XI, page 124.

5 Deuxième partie, chapitre VI, pages 330-331 : « En face la bibliothèque, entre les deux fenêtres, se dressait un grand casier, également en bois d’ébène sculpté, garni de cartons recouverts en maroquin rouge, à étiquettes en lettres d’or. De ce casier se détachait sur un socle élevé une statuette en plâtre, d’un demi mètre de haut, représentant l’empereur Napoléon Ier. Elle avait été offerte à de Balzac par l’artiste qui l’avait exécutée pour le concours ouvert, à l’effet de replacer la statue du grand homme au faîte de la colonne de la place Vendôme. Un tout petit papier de deux centimètres de long sur un de largeur, collé sur le fourreau de l’épée, laissait apercevoir ces mots, écrits de la main de l’infatigable romancier : / Ce qu’il n’a pu achever par l’épée, je l’accomplirai par la plume. / Honoré de Balzac. »
6 Jules Sandeau (1811-1883), romancier et auteur dramatique. L’un des rares romans de Jules Sandeau dont on se souvient encore aujourd’hui est Mademoiselle de La Seiglière, publié en 1847 chez Michel Lévy et adapté en une comédie quatre actes pour la Comédie-Française en novembre 1851. Jules Claretie a dressé un portrait de Jules Sandeau paru dans la collection des « Célébrités contemporaines ».
7 Sophie Nichault de La Valette (1776-1852) a été élevée dans le monde des lettres. D’abord mariée brièvement (1793-1799), elle a ensuite épousé le banquier Sigismond Gay de Lupigny (1768-1822), ce qui a conduit à une amitié avec Pauline Bonaparte (1780-1825). Cette salonnière, qui faisait tout bien « les enfants, les livres et les confitures » a écrit son premier roman, Laure d’Estell, (trois volumes), sans nom d’auteur (Mme ***) en 1802 chez Charles de Pougens. D’autres romans suivront et des pièces de théâtre. Sophie Gay est la mère de Delphine, ainsi nommée en souvenir du roman de Germaine de Staël paru cette même année 1802. Delphine Gay épousera en 1831 le journaliste Émile de Girardin sur qui Jules Claretie écrira à plusieurs reprises dans ses Vie à Paris

Jean-Baptiste Isabey (1767-1855), Sophie Gay, dessin à l’estompe, rehauts de gouache (musée du Louvre)
8 Hulot d’Ervy est un personnage de La Cousine Bette.
9 Jean-Baptiste Rousseau (1670-1741), poète et aussi auteur dramatique.
10 Delphine Gay (1804-1855, à 51 ans) a déjà été évoquée ici note 7 à propos de sa mère, Sophie. Salonnière de renom et femme de lettres, Delphine a épousé le journaliste Émile de Girardin en 1937, qui lui a ouvert les portes de journaux.

Delphine Gay dans Le Charivari du quinze décembre 1848. En haut à droite La Presse, journal d’Émile de Girardin.
11 Anne-Marie Le Page (1710-1802), femme de lettres, a épousé en 1727 Pierre-Joseph Fiquet du Boccage.
12 Anatole, « par l’auteur de Léonie de Montbreuse », Fernand Didot 1815 et donc paru sans nom d’auteur dans sa première édition. Il en a été de même pour Léonie de Montbreuse, deuxième roman de Sophie Gay.
13 Benjamin Constant, Adolphe, Treuttel et Würtz, 17 rue de Bourbon, 1816.
14 Germaine de Staël, Corinne ou l’Italie, À la librairie stéréotipe (sic), 1807.
15 Antoine François Prévost (dit « l’abbé Prévost), Mémoires et aventures d’un homme de qualité, qui s’est retiré du monde est paru en sept tomes à partir de 1828. Cet ensemble présente plusieurs récits qui ont parfois été édités séparément, comme le tome VII ayant pour titre Aventures du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut, souvent adapté sous diverses formes, opéra, théâtre ou cinéma.
16 Abbé Prévost, Histoire d’une Grecque moderne, chez François Desbordes en 1740 (à Amsterdam).
17 Jules Janin, L’âne mort et la femme guillotinée, Baudouin, 17 rue de Vaugirard, 1829, deux tomes.
18 Clara Gazul est un des pseudonymes, ainsi que personnage de légende créé par Prosper Mérimée (1803-1870). Clara Gazul, comédienne espagnole, aurait écrit en espagnol six pièces de théâtre, traduites par Joseph Lestrange (autre pseudonyme de Prosper Mérimée). Ces six pièces ont été publiées en 1825, Prosper Mérimée ayant 22 ans, par un jeune Auguste Sautelet de 25 ans (1800-suicidé en 1930), éditeur des romantiques, place de la Bourse. Deux ans plus tard (1927) paraîtra une édition chez Honoré Champion de 544 pages.
19 Lamennais (Félicité de La Mennais, 1782-1854), ecclésiastique breton. Essai sur l’indifférence en matière de religion, Tournachon, Molin et Séguin, 1817-1823 (quatre tomes).
20 François-René de Chateaubriand, Génie du christianisme, ou Beautés de la religion chrétienne, chez Migneret, imprimeur, 28 rue du Sépulcre, 1802.
21 Jean-Baptiste Massillon (1663-1742), Petit carême de M. Massillon, évêque de Clermont, imprimé par ordre du Roi pour l’éducation de monseigneur le Dauphin, Didot aîné, 1789, 312 pages.
22 Henri de Latouche (1785-1851), journaliste, poète, auteur dramatique et romancier.
23 Balzac, Revue parisienne, paraissant le 25 de chaque mois. Nous trouvons ce texte dans le premier numéro, daté du 25 juillet 1840, page 60.
24 Alphonse de Lamartine (1790-1869) avait hérité du château de Saint-Point, vingt kilomètres à l’ouest de Mâcon.
25 William Pitt (1759-1806), premier ministre à l’âge de 24 ans mais mort à 46 ans, d’alcoolisme. William Pitt sera le modèle récurrent du jeune Émile Ducasse dans le roman de Jules Claretie Candidat ! qui paraîtra chez Dentu en 1887 et sera disponible en format PDF chez claretie.fr le seize juin 2025.
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