Les salons

Texte mis en ligne le 14 octobre 2024. Temps de lecture: seize minutes.

Les salonsLe Père DidonFrédérick LemaîtreNotes

Vie à Paris parue dans Le Temps du seize décembre 1879 sous la signature « Le Spectateur ». Voir aussi la « Chronique «  de Jules Claretie (non signée) dans Le Temps du sept janvier 1880, page deux (non publiée ici). Les intertitres, absents du Temps, ont été ajoutés par commodité.

Les salons

Une jolie femme qui ne vivait que pendant l’été, mais qui avait de l’esprit en tout temps, avait coutume de dire, aux premières neiges :

— Voilà de l’indifférence qui tombe !

Elle se pelotonnait alors dans ses fourrures, au coin de son feu et s’y endormait. Son somnambulisme charmant eût fait honneur à une Parisienne éveillée ; mais évidemment, pour croire que la neige éteignait toute sympathie, cette jolie femme n’était pas parisienne.

Demandez aux vraies Parisiennes si la neige leur fait peur, si elles n’iraient pas danser, les épaules nues, le cœur en dehors, l’esprit en l’air, dans un palais de glace, dans le cas où il prendrait fantaisie au comité de la fête de Murcie1 et de Paris de faire bâtir un palais avec la neige, au lien d’essayer de chauffer l’Hippodrome2.

Le décor parisien seul est changé ; mais l’âme de Paris, qui a l’entêtement de la bonne humeur et la routine de la grâce, ne change jamais. Comme il fait très froid ; comme les misères sont nombreuses, on dansera beaucoup cet hiver pour se réchauffer et pour faire la charité.

Ce serait une occasion favorable pour multiplier ces asiles de nuit parlementaires qu’on appelle les salons.

Ce qui manque jusqu’ici à la République nouvelle, ce sont les salons.

Oh ! je sais bien ; il en est jusqu’à trois que je pourrais nommer. Mais, si brillants qu’ils soient, si hospitaliers qu’ils veuillent être, ils n’ont pas, pour une raison ou pour une autre, cette chaleur tranquille et bienfaisante, ce charme silencieux, cette liberté d’aparté des vieux salons du régime parlementaire.

L’empire a tué la conversation et remplacé la causerie par un cotillon vif et animé.

Je crois même qu’il faudrait donner au mot cotillon3 un sens plus général que celui que les maîtres à danser lui ont décerné.

Ah ! si nous avions des salons ; comme certaines questions politiques, diplomatiques, sociales, littéraires, qui paraissent difficiles, seraient vite résolues !

Comme cette Chambre des députés, si bien intentionnée, mais si jeune, prendrait des leçons de tact, de mesure, de tolérance et aussi d’éloquence !

Ces jours-ci, un député journaliste, rendant compte de la séance où le ministère avait été attaqué, écrivait gaiement :

« Il fait un temps à ne pas mettre un ministre dehors. » Le mot est drôle ; peut-être l’est-il un peu trop. Supposez qu’il soit répété dans un salon, l’auteur comprendrait tout de suite, s’il était là, que l’esprit à outrance et poussé au grotesque n’est plus du tout à la mode dans la politique, et que c’est couper un peu trop la queue de son toutou, que de comparer les ministres à des chiens, surtout quand on les invite vous céder la place.

Est-ce que l’autorité de deux ou trois salons n’aurait pas fait justice depuis longtemps de cette vilenie littéraire qui prétend accommoder le marquis de Sade au goût des familles, et nous persuader que Rétif de la Bretonne4 a été un plus grand romancier que Walter Scott5 ?

Est-ce que l’importance exagérée du reportage, qui exploite maintenant la politique et la chaire, ne diminuerait pas tout à coup et ne disparaîtrait pas, pour la dignité de la presse, si les caquetages, les médisances des salons se substituaient à ces rapports prétentieux, indiscrets et toujours inexacts, même quand ils sont la reproduction autorisée d’un colloque ; car alors ce ne sont plus que des réclames6 !

Le Père Didon

Voilà, par exemple, le cas du Père Didon7.

Un reporter est allé le trouver, comme il irait trouver Rossi8 dans sa loge ou la Patti9 dans son boudoir, et l’a fait jaser, avec l’autorisation sans doute de ne rien laisser perdre de l’entretien. Le public trouve son compte à ces révélations ; mais l’orateur chrétien, qui n’en est pas encore arrivé à une rupture avec l’autorité ecclésiastique, n’eût-il, pas été plus heureusement servi, dans ses épanchements et ses révélations, par un salon qui lui eût prêté son écho, que par l’écho d’un journal ? Il s’est donné les torts d’une fausse humilité, sans acquérir le mérite d’une indépendance hautaine.

C’est pourtant lui qui disait, il y a deux ans, à Saint-Roch, en exhortant la jeunesse au travail des idées : « J’aime mieux les âmes révoltées que les âmes esclaves ! »

Il ne lui plaît pas de paraître esclave ; il lui déplairait de paraître révolté ; il reste dans une indécision qui ne doit pas le satisfaire et qui ne satisfait personne en dehors de lui.

Le Père Didon, avec son énergie, est un tempérament qui s’essaie ; ce n’est pas un caractère qui s’affirme.

Un salon l’aiderait-il à trouver l’accord du tempérament et du caractère ? Peut-être.

Si nous étions dans un salon, favorable aux indiscrétions… discrètes, je ne serais pas embarrassé pour retrouver deux ou trois anecdotes, parfaitement authentiques, à propos de l’archevêque de Paris, M. Guibert10, et qui montreraient bien qu’en blâmant les incursions du dominicain sur le terrain du divorce, le prélat subissait lui aussi, pour une part, la tyrannie des préjugés qui l’entourent.

Il me souvient d’une rencontre en Touraine, il y a une douzaine d’années, où M. Guibert, parlant avec enthousiasme du livre d’E. Pelletan, la Nouvelle Babylone11, regrettait qu’un orateur de son diocèse n’eût pas l’idée d’en lire quelques pages en chaire, tant il en trouvait la morale excellente, et tant il lui eût paru habile de laisser parler quelquefois des écrivains modernes, les plus éloignés de l’Église, à la place des prédicateurs routiniers.

C’était à croire, dans ce temps-là que M. Guibert eût permis à un profane comme M. Naquet12, de demander la parole, pour en plein sermon, pour discuter avec l’orateur.

Je dois avouer que ce libéralisme choquait un peu les curés de village, réunis autour de leur supérieur ; mais M. Guibert s’occupait peu de ce scandale et avait une façon impitoyablement miséricordieuse de faire comprendre par un sourire la simplicité de son clergé.

L’archevêque de Paris ne se souvient-il plus des lectures de l’archevêque de Tours ? Lui qui eût permis qu’on citât un hérétique comme Pelletan en pleine chaire, a-t-il donc eu bien peur et bien du repentir de son libéralisme, pour se choquer de ce que le Père Didon causait, après son sermon, avec, un hérétique humanitaire comme M. Naquet ?

Je suis étonné qu’on n’ait pas encore trouvé le sujet d’un poème dans cet envoi galant de la rose d’or que les papes font aux princesses qui vont devenir reines ou aux impératrices qui vont devenir mères.

Ne pourrait-on pas supposer qu’elle contient, à l’insu de leur donateur et de leurs donataires, un parfum qui s’évapore en une nuée funeste, quand la princesse ou l’impératrice veut l’approcher de ses lèvres ? Combien de roses d’or, emportées en exil, ou bien oubliées dans la précipitation de la fuite ! Est-ce que la reine Isabelle13 ne l’avait pas reçue ? Est-ce que l’impératrice Eugénie14 ne la gardait pas précieusement ? Est-ce que le jeune roi d’Espagne15 n’avait pas déjà une rose dans l’écrin de la jeune reine qu’il a remplacée.

Chateaubriand, qui parlait si grandement des larmes des rois et des reines, eut fait un madrigal, héroïque et funéraire sur cette rose d’or servant de calice aux majestés qui veulent boire leurs pleurs.

Quand toutes les dynasties catholiques auront été remplacées par des républiques, à qui le saint-père16 pourra-t-il bien envoyer des roses ? Peut-être que dans ce temps-là il se trouvera trop pauvre pour en faire fleurir !

Frédérick Lemaître

On vient de mettre en vente les Souvenirs de Frédérick Lemaître17, publiés par son fils.

J’en suis fâché pour la piété filiale, mais le livre a peu d’intérêt, ne nous renseigne pas sur ce qui nous importe le plus, c’est-à-dire le sentiment d’un grand artiste, contient des inexactitudes et pourrait être signé par Joseph Prudhomme, tant Frédérick se révèle à nous uniquement comme bon fils, bon père, bon époux, mais très mauvais garde national.

J’aurais quelques raisons de douter que l’incomparable comédien ait jamais écrit des Souvenirs. Mais je ne chicanerai pas sur ce point son éditeur. Je ferai seulement remarquer que, si ce sont bien réellement les souvenirs de Frédérick Lemaître, il faut avouer qu’il ne se souvenait guère, et que sa mémoire lui fait défaut quand il serait piquant de savoir comment il eût expliqué telle ou telle bataille, comme celle de Zacharie, par exemple, trop retentissante pour ne pas laisser de traces dans une mémoire ordinaire.

J’admets volontiers d’ailleurs que s’il ne les a ni écrits ni dictés, Frédérick ne renierait pas le ton général de ces souvenirs. Ils ont la périphrase qu’il affectionnait, le geste solennel et arrondi, l’allure emphatique. C’est ainsi qu’il parlait, qu’il saluait, qu’il se tenait, quand il ne jouait pas.

Le plus grand peintre romantique, E. Delacroix18, avait l’air d’un préfet en disponibilité, et Frédérick Lemaître, l’incomparable Ruy Blas, le Kean inoubliable, le Richard d’Arlington19 superbe, le Georges formidable de Trente ans ou la vie d’un joueur20, le Robert Macaire21, d’une excentricité sublime, d’une fantaisie extravagante, avait hors du théâtre quelque chose d’un bon notaire cérémonieux, prêt à réciter des vers pour plaire aux dames.

Même quand il jouait, on surprenait par instants la tradition d’une école — troubadour que le génie ne parvenait pas à secouer, et dans Don César de Bazan où il était épique, il avait une façon de porter ses gants aplatis et de tendre la main à sa fiancée qui était d’un rococo de la Restauration, adorable.

Tout cela n’empêchait pas Frédérick d’être un comédien sans pareil, de posséder ce secret bizarre de vous donner la chair de poule avec le moindre mot, d’imposer l’émotion avec du charabia, et de vous faire trembler, quand il recevait, dans la Vie d’un Joueur, comme un coup de foudre, ce coup d’éloquence de son père le maudissant avec ces paroles : « Les destinées du joueur sont écrites sur les portes de l’enfer. »

Je ne tarirais pas, si je voulais rappeler tous les effets sublimes, non pas improvisés, mais savamment calculés, inventés, préparés par cet artiste, incapable, on le voit bien à ses souvenirs, d’expliquer pourquoi il était sublime.

Frédérick Lemaître aimait Napoléon Ier, qu’il avait vu au retour de l’île d’Elbe, passant la revue des troupes, avant le départ pour Waterloo.

À ce propos, il raconte une anecdote assez singulière.

Le défilé venait de commencer sur la place du Carrousel, quand Napoléon, placé sous le grand balcon du pavillon de l’Horloge22, crut reconnaître au milieu de la foule, que la curiosité avait attirée, une femme d’une tournure distinguée, quoique simplement mise, et qui se tenait debout et immobile derrière l’une des grilles.

— Mais, n’est-ce pas, demanda-t-il à l’un des personnages qui l’entouraient, n’est-ce pas Mlle Mars23 que j’aperçois là-bas ?

Et il détacha immédiatement un aide de camp. Lorsque la belle comédienne, car c’était bien elle, sur l’avis que l’empereur désirait lui parler, se trouva tout émue en présence de Napoléon, il la prit par la main et la fit asseoir au milieu de sa suite, en s’excusant de ne l’avoir pas reconnue plus tôt.

Si Frédérik Lemaître, garçon de quinze ans, perdu dans la foule, a vu cela, a entendu de la grille du Carrousel au pavillon de l’Horloge, la remarque de l’empereur, il avait de bons yeux et de faneuses oreilles ; Napoléon lui-même y voyait bien. Je souhaitai que l’anecdote soit vraie ; elle complète une affinité bizarre qui exista toujours entre Napoléon 1er et les comédiens. On sait combien il aimait à se mirer dans Talma24 ; ce fut la seule personne qu’il consentit à recevoir, quand il partait pour son éternel exil, voulant sans doute lui laisser la vision du Thémistocle prêt à aller s’asseoir au foyer britannique25.

Un journal, en donnant ces jours-ci la primeur de ces souvenirs, en a extrait un passage qu’il met en opposition avec les mémoires, si intéressants, si vrais, si simples de Mme de Rémusat26, et paraît croire que Frédérik Lemaître, parce qu’il a joué le rôle de Napoléon dans le drame d’Alexandre Dumas27, en sait plus sur le personnage en question que les personnes mêlées quotidiennement à la vie de l’empereur des comédiens.

Il paraît que pour mieux entrer dans la « peau de Napoléon » (comme on dit en argot de théâtre), Frédérick alla voir le duc de Bassano28 et lui demanda des renseignements. Les Souvenirs reproduisent la conversation entre l’ancien serviteur de Napoléon et le comédien.

M. de Bassano prit la peine d’expliquer que Napoléon avait du génie ; que le génie ne se copie pas, mais qu’après tout, il y avait une certaine analogie entre la nature de Napoléon et celle de Frédérick et qu’ils pouvaient se ressembler.

Ce compliment était fait avant que Frédérick eût créé Robert Macaire. Après, M. de Bassano eût-il trouvé l’analogie aussi frappante ? Il ne faut pas oublier que Talma avait aussi, dit-on, la prétention de ressembler à Napoléon. Il est bien évident que Frédérick Lemaître, qui fut le Talma du drame, ne pouvait rien céder sur ce chapitre à son devancier.

Quand Déjazet29 joua Bonaparte à Brienne30, elle ne s’inquiéta guère de chercher des compagnons de jeunesse de l’écolier pour savoir si elle lui ressemblait. Mais Déjazet n’était que Frétillon31.

Le duc de Bassano recommanda surtout au grand comédien de ne pas commettre la faute des peintres qui, dans les adieux de Fontainebleau, avaient représenté Napoléon en culotte blanche. Il avait une culotte bleue, et l’adorateur du grand homme initia le néophyte au secret de cette culotte bleue.

C’est l’histoire de la tentative d’empoisonnement. Il paraît que le toxique avait perdu de sa force et qu’il n’avait fait qu’indisposer fortement Napoléon. La culotte blanche n’était plus de mise ; il fallut recourir à la culotte bleue. Par bonheur, c’était celle de Marengo.

Pour ma part, j’en doute ; car Napoléon avait considérablement engraissé depuis Marengo, et en tout cas, ne devait pas garder si soigneusement ses vieilles culottes.

Frédérick ne nous dit pas s’il suivit le conseil, de point en point, s’il feignit l’indisposition et s’il mit la culotte bleue.

M. de Bassano trouvait que Gobert, qui représentait Napoléon à Schoenbrünn32, s’y prenait mal et ne donnait pas une idée suffisante de la majesté de l’empereur.

« Quand Napoléon se tenait debout, dit-il à Frédérick, son geste était si large et sa tête si haute qu’il emplissait l’espace. »

Mme de Rémusat dit précisément le contraire, et pourtant elle lui accorde des qualités de séduction. Je crois qu’elle eût été de l’avis de Gobert. Voici le passage qui contredit M. de Bassano :

« Bonaparte manque d’éducation et de forme ; il semble qu’il ait été irrévocablement destiné à vivre dans une tente où tout est égal, ou sur un trône où tout est permis. Il ne sait ni entrer, ni sortir d’une chambre ; il ignore comment on salue, comment on se lève ou s’assoit. Ses gestes sont courts et cassants, de même sa manière de dire et de prononcer. »

Pour ma part, j’en crois Mme de Rémusat beaucoup plus que le duc de Bassano, mis en scène par Frédérick pour le besoin de son interprétation.

Je me souviens que le comte Stanislas de Girardin qui a publié aussi des Souvenirs explique d’une façon originale l’attitude et les gestes de Bonaparte, quand il s’étudiait à faire figure devant ses contemporains. Voici le portrait dessiné par un témoin oculaire, à propos d’une réception à Saint-Cloud :

« Bonaparte passe au milieu de la foule ; il cherche à fixer le sourire sur les lèvres, il distribue de petits saluts à droite et à gauche, comme le pape donne des bénédictions ; il se dandine en marchant, parce que le dandinement, que l’on croyait être une propriété exclusive des Bourbons, appartient à la place qu’il occupe. »

Il me semble que cette esquisse est vivante, et qu’en la rapprochant des lignes de Mme de Rémusat, nous avons le portrait exact, celui qui ne plaisait pas à M. de Bassano et que l’admiration de Frédérick Lemaître lui interdisait de copier.

Je suis vraiment dépité de ne rencontrer, dans ces souvenirs du plus grand comédien de ce temps, aucune idée de lui, aucun effort pour trouver une idée à propos de ses plus grandes créations. Il n’indiqua pas même une préférence ; on ne sait s’il regrettait de ne plus jouer Robert Macaire, où s’il eût voulu rejouer Ruy Blas.

J’ai entendu raconter qu’il était un merveilleux metteur en scène ; qu’il distribuait à chacun sa part d’effets dramatiques ; qu’il avait par conséquent ce sens critique, didactique qui sert à enseigner. Comment ne trouve-t-on aucune trace de cette faculté dans ces souvenirs ?

Frédérick Lemaître n’a jamais aimé Louis-Philippe. Il se défend un peu d’avoir voulu faire sa caricature dans Vautrin33, et il accuse le coiffeur du théâtre de lui avoir confectionné, à son insu un toupet dynastique qui a été à lui seul le scandale de la représentation. Mais je tiens de ce pauvre Édouard Plouvier34 une anecdote qui montre bien les sentiments vrais du comédien sur le régime de 1830. Cela importerait peu à savoir, si l’anecdote ne touchait par un point à l’histoire même du théâtre contemporain.

Frédérick en 1864, jouait le Comte de Saulles, de Plouvier, à l’Ambigu-Comique. Dans une scène, fort belle et d’ailleurs admirablement jouée, le comte, amiral retraité, accusé de captation d’héritage, venait demander à son propre fils de le défendre, et comme le jeune homme, qui se croyait seulement son beau-fils, refusait ou hésitait, pour des raisons trop longues à expliquer ici, le comte de Saulles insistait en criant :

« Mais la cupidité dont il m’accuse, moi, cet homme, il m’en accuse dans un temps où l’argent est souverain, et où ces infamies-là sont croyables »

Il est probable que E. Plouvier, qui était un républicain sous l’empire et qui indiquait que l’action se passait depuis 1860, avait eu une intention, échappée à la censure, en écrivant cette phrase sur la souveraineté de l’argent.

Fredérick Lemaître, aux répétitions, l’omettait toujours ; paraissait l’ignorer. Comme l’auteur lui en faisait en jour la remarque :

— Est-ce que vous tenez beaucoup à cette tirade ? demanda Fréderick.

— Certainement.

— Elle me paraît bien inutile, et, en tout cas, bien fausse.

— Comment fausse ?

— Sans doute ; si nous étions encore sous le règne de Louis-Philippe, où la corruption coulait à pleins bords, une pareille allusion se comprendrait ; mais maintenant, sous l’empire !…

Plouvier ne parvint pas à persuader le grand artiste. Celui-ci pourtant par amitié, par condescendance, par faiblesse, consentit à dire les paroles qui déchiraient sa conscience ; mais il s’arrangea toujours pour les dire mal, pour les mâchonner.

Frédérick Lemaître est mort, croyant à la virginité de l’empire. Ce n’était pas sa seule croyance. Son éditeur filial nous assure qu’il était un parfait chrétien et que sa foi le soutenait dans toutes ses épreuves.

Cette révélation jette un reflet inattendu sur cette œuvre d’humilité qui s’appelle Robert Macaire, et place Frédérick dans l’histoire, au rang de Saint-Genest, non pas, bien entendu, de celui qui prêche dans le Figaro, mais de l’autre comédien qui fut illuminé de la grâce35, sur les planches.

Le Spectateur

Notes

1       La ville de Murcie, au sud de l’Espagne, sur la Méditerranée, a pris une importance particulière pour les Parisiens suite aux inondations de Murcie en octobre de cette année 1879. Deux jours après la parution de cette « Vie à Paris », aura lieu, dans la salle de l’Hippodrome, près du Champ-de-Mars, une fête « Paris-Murcie » dans le but de récolter des fonds pour les sinistrés. Un journal, Paris-Murcie, seize pages, paru sur un seul numéro, a été édité à cette occasion. Marcel Proust a intégré l’événement dans Du côté de chez Swann.

2       L’Hippodrome est un établissement de spectacle parisien qui a occupé plusieurs lieux successifs dans Paris, de 1845 à 1911. Le premier s’est installé derrière la place de l’étoile. Il était en plein air et n’ouvrait donc que de mai à octobre. Dix années plus tard on retrouve cet Hippodrome davantage à l’ouest encore, à l’autre bout de l’avenue Foch, à l’emplacement de l’actuelle porte Dauphine, à l’orée du bois de Boulogne. L’Hippodrome qui nous occupe se trouvait galerie Rapp, au débouché de l’avenue. Il devra laisser sa place au profit de l’exposition universelle de 1900 et sera transféré place Clichy où il sera converti en cinéma et deviendra le Gaumont Palace en 1911 avant d’être démoli en 1973.

3       Le mot Cotillon défini par Balzac :

4       Nicolas Restif de La Bretonne (1734-1806), parfois écrit phonétiquement Rétif, comme ici. NRLB était typographe et homme de lettres éclectique et particulièrement fécond, surtout connu pour son autobiographie en huit volumes, Monsieur Nicolas, ou le Cœur humain dévoilé, concentré sur le récit de seulement trois années de sa vie (1794 à 97).

5       Walter Scott (1771-1832) avocat, poète et écrivain majeur, particulièrement admiré par les Écossais qui ont émis un billet de banque à son effigie. Toutes ses œuvres ont été traduites en français. On lui dit de nombreux romans historiques et locaux. Ci-dessous un hommage à Walter Scott par Balzac.

6       Jules Claretie rendra compte de la fête Paris-Murcie et du journal paru à cette occasion dans sa prochaine Vie à Paris.

7       Henri Didon (1840-1900), prêtre dominicain sportif ayant œuvré pour les jeux olympiques au côté de Pierre de Coubertin. Anti-Dreyfusard de choc.

8       Vraisemblablement Ernesto Rossi (1827-1896) comédien et auteur dramatique. Bien qu’Italien, Ernesto Rossi a eu une carrière internationale et française. On se souvient de lui dans Hamlet dans la regrettée salle Ventadour en 1875.

9       Adelina Patti (1843-1919), soprano colorature née à Madrid de parents italiens rapidement émigrés aux États-Unis a fait une carrière internationale. Dans le journal Paris-Murcie, Adelina Patti a écrit le texte : « Impressions d’une cantatrice », page sept.

10     Joseph Hippolyte Guibert (1802-1886), archevêque de Tours en 1857, archevêque de Paris de 1871 à 1886 nommé cardinal en 1873. Jules Claretie ne semble pas être informé de cette promotion déjà ancienne.

11     Eugène Pelletan, La Nouvelle Babylone, Lettres d’un provincial en tournée à Paris, chez L.-A. Pagnerre, 18 rue de Seine, 1862, 354 pages.

12     Alfred Naquet (1834-1916), médecin et homme politique partisan de la séparation de l’Église et de l’État, plusieurs fois député et sénateur (gauche républicaine). Dans le journal Paris-Murcie, Alfred Naquet écrira : « Le Divorce », page 14.

13     Isabelle II (1830-1904), reine d’Espagne de 1833 (à l’âge de trois ans) à 1868 dans des conditions acrobatiques. Isabelle, destituée en 1868 s’est installée en France à l’été 1870, ce qui n’était pas une bonne idée.

14     D’origine espagnole, Eugénie de Montijo (1826-1920) a épousé en 1853 Napoléon III (1808-1879), empereur des Français de décembre 1852 à septembre 1870, puis exilé en Angleterre.

15     Amédée (1845-1890), second fils du roi d’Italie Victor-Emmanuel II et roi d’Espagne de novembre 1870 à février 1873. Tout cela est très compliqué.

16     Sans majuscules dans le texte du Temps.

17     Souvenirs de Frédérick Lemaître publiés par son fils, avec Portrait, Ollendorff 1880, 348 pages. Jules Claretie a dressé un portrait de Frédérick Lemaître paru dans le volume I des Portraits contemporains.

18     Eugène Delacroix (1798-1863) peintre majeur de son temps, est surtout connu pour sa Liberté guidant le peuple, de 1830, restaurée au Louvre en 2024.

19     Richard Darlington (sans d’), drame en trois actes d’Alexandre Dumas père créé au théâtre de la Porte-Saint-Martin, le dix décembre 1831.

20     Trente ans ou la vie d’un joueur, mélodrame en trois journées, de Victor Ducange et Prosper Goubaux (sous le pseudonyme de Dinaux), créé au théâtre de la Porte-Saint-Martin le 19 juin 1827 avec Marie Dorval.

21     Robert Macaire est l’un des rares personnages récurrents sous la plume de plusieurs auteurs. Sa création revient à l’auteur populaire à succès Benjamin Antier dans L’Auberge des Adrets, drame en trois actes créé à l’Ambigu comique en juillet 1823 avec Frédérick Lemaître dans le rôle de Robert Macaire. Ce drame a remporté un tel succès que l’auteur a développé le personnage douze ans plus tard dans Robert Macaire, drame en quatre actes et six tableaux créé aux Folies dramatiques en 1834 et reprise au théâtre de la Porte-Saint-Martin les premiers jours de septembre 1835, toujours avec Frédérick Lemaître. Dans le film de Marcel Carné de 1945 Les Enfants du Paradis, Pierre Brasseur incarne Frédérick Lemaître dans L’Auberge des Adrets. Le personnage se confond tellement avec la pièce que le typographe du Temps l’a indiqué en italiques, comme pour un titre.

Frédérick Lemaître, Gravure anonyme extraite du premier volume des Portraits contemporains de Jules Claretie, Librairie illustrée, 1875

22     Perpendiculaire à la Seine, face au Carrousel (et maintenant à la pyramide).

23     Mademoiselle Mars (Anne Boutet, 1779-1847), fille de deux comédiens, admise à la Comédie-Française en 1795 (à seize ans).

24     François-Joseph Talma (1763-1826) est entré à la Comédie-Française en 1787. Il a été élu sociétaire en 1789 et devenu doyen de 1824 à sa mort.

25     Cette phrase dans son contexte donné par René de Chateaubriand :

26     Claire Gravier de Vergennes, comtesse de Rémusat (1780-1821), est surtout connue pour ses Mémoires de la cour de 1802 à 1808 (trois volumes publiés chez Calmann-Lévy en 1880 par Charles Rémuzat, son petit-fils académicien) et une importante correspondance.

27     Alexandre Dumas, Napoléon Bonaparte ou Trente ans de l’histoire de France, créée au théâtre de l’Odéon le dix janvier 1831 et publiée la même année chez Victor Tournachon-Molin (le père de Nadar).

28     Hugues-Bernard Maret, duc de Bassano (1763-1839), homme d’une grande intelligence et d’une puissante force de travail. Avocat au parlement de Bourgogne, ambassadeur à Naples en juillet 1793, secrétaire d’État en 1799, chef de cabinet du Premier consul en 1802, ministre des Relations extérieures en avril 1811, exilé en Autriche à la Restauration, pair de France en 1831.

29     Virginie Déjazet (1798-1875), comédienne, a effectivement tenu le rôle du jeune Bonaparte. Elle a donné son nom, fin 1859 au théâtre Déjazet, toujours en activité au 41 boulevard du Temple, à cinquante mètres de la place de la République. Ce théâtre est le dernier des théâtres du boulevard du temple (le « boulevard du crime ») existant encore.

30     Michel Masson, Gabriel de Lurieu et Ferdinand de Villeneuve, Bonaparte à l’école de Brienne, souvenirs de 1783 en trois tableaux créés au théâtre des Nouveautés, le 9 octobre 1830.

31     Jean-François Bayard, Alexis Decomberousse, Frétillon, ou la bonne fille, vaudeville en cinq actes créé au théâtre du Palais-Royal le treize décembre 1834 avec Virginie Dejazet et Achard.

32     Lire, 90 ans plus tard dans Le Gaulois du sept novembre 1920 le récit par Louis Schneider d’une représentation de l’époque : « Sous la Restauration, il fut interdit de représenter des pièces où figurait l’Empereur, même en silhouette. Auteurs et théâtres se rattrapèrent après la chute de Charles X. Tout Paris se rua à la Porte-Saint-Martin, où fut représenté, dans les derniers mois de 1830, le Napoléon à Schœnbrunn de Dupeuty et Régnier-Destourbet. Le rôle de Napoléon était fort bien joué par Gobert. »…

33     Honoré de Balzac, Vautrin, créée au théâtre de la Porte-Saint-Martin par Frédérick Lemaître le 14 mars 1840. Malheureusement le maquillage du personnage le faisait ressembler au roi Louis-Philippe et la représentation fut interdite dès le lendemain.

34     Édouard Plouvier (1820-1876), auteur dramatique, notamment du Comte de Saulles, à l’Ambigu en avril 1864, avec Frédérick Lemaître.

Frédérick Lemaître en comte de Saulles

35     Genès de Rome, comédien et mime romain du IIIe siècle, martyr chrétien, saint-patron des comédiens. Vers la fin de sa vie, l’auteur dramatique Jean de Rotrou (1609-1650) mort de la peste, crée la tragédie en cinq actes, Le Véritable Saint Genest. Lire aussi l’article du Monde du neuf mars 1988.