Affaire Santerre contre Santerre

Chronique parue dans Le Temps du 28 avril mais daté du douze juin dans l’édition Havard.

Page web parue le six janvier 2025. Temps de lecture : moins de neuf minutes.

Santerre contre Santerre ! Lorsque la cause a été appelée devant la première chambre, il m’a semblé entendre le fameux cri tant de fois répété dans le roman de Dickens : Jarndyce contre Jarndyce1 ! La cause dont tout Paris s’occupe aujourd’hui2 avec cette sorte de boulimie de scandale qui a succédé à sa friandise d’autrefois, cette cause, déjà connue depuis l’an dernier, n’a point les lenteurs féroces de l’interminable et poudreux procès de Jarndyce contre Jarndyce. Tout au contraire, elle va droit son chemin et elle va vite : elle frappe en pleine chair et comme en plein cœur. Ah ! depuis quelque temps, les tribunaux remplacent, je ne dirai pas agréablement, mais étrangement, les romans et les théâtres ; et le théâtre lui-même aboutit au tribunal puisque nous allons voir Doña Sol en justice. L’affaire Bière, il y a trois semaines ; demain, l’affaire du mariage de Musurus-Bey3 ; aujourd’hui, l’affaire de M. Santerre contre M. Santerre.

Note de 2025 : Le Figaro du jeudi 27 février 1879, page trois « Gazette des tribunaux » :

« Hier ont commencé, devant la quatrième Chambre civile […] les débats d’un très intéressant procès en séparation de corps, qui, depuis assez longtemps déjà, surexcitent la curiosité parisienne.
« Il s’agit de la séparation de M. et Mme Santerre, qui appartiennent l’un et l’autre à deux des meilleures et des plus honorables familles bourgeoises de Paris.
« Le compte rendu des débats ayant été interdit par le tribunal, sur la demande de Me Bétolaud, avocat de M. Santerre, il nous est impossible de reproduire la plaidoirie de Me Allou qui a plaidé hier pour Mme Santerre.
« Bornons-nous à constater que c’est Mme Santerre qui a formé la demande en séparation de corps contre son mari, et que la demande de ce dernier n’est qu’une demande reconventionnelle4.
« Voici cependant quelques renseignements sommaires que les bruits divers qui circulaient dans le Palais nous ont permis de recueillir :
« Mme Santerre-est la fille de M. Eusèbe Arrachequêne, ancien avocat à Paris, ancien juge suppléant à Compiègne, mort maire de cette ville.
« M. Santerre est le petit-fils du général Santerre, qui commanda le fameux roulement de tambours au moment de l’exécution du roi Louis XVI. Il a une fortune de deux millions environ, et a des intérêts relativement considérables dans une charge d’agent de change à Paris.
« Mme Santerre reproche à son mari d’être brutal, grossier avec elle et leurs deux petits enfants, violent, libertin, et enfin d’avoir l’habitude de l’emmener souper en cabinet particulier, dans les restaurants de nuit, chaque fois qu’il sort avec elle du théâtre.
« M. Santerre articule contre sa femme des griefs sur lesquels nous n’insisterons pas, d’abord parce qu’ils tiennent probablement à la légende par certains côtés, et ensuite parce que de grands personnages, qu’il est inutile de nommer, y sont mêlés. Nous ne reparlerons de ce procès que pour en faire connaître le jugement. »

Le Figaro du premier mai, grâce à L’Indépendance Belge, quotidien non soumis à la censure française, révélera certains détails peu séduisants de l’affaire.

Je ne veux, de cette dernière cause très lamentable, retenir que quelques points et plaider pour ceux dont on ne s’occupe guère en tout ceci : les enfants. Pauvres innocents ! Ce n’est point par-dessus leurs têtes, comme on l’a dit, que passent les plaidoiries batailleuses des avocats, c’est bel et bien eux-mêmes, ces êtres aux joues roses, qui n’ont rien fait, qui aiment également peut-être et leur père et leur mère, que ces allégations atteignent et que blessent ces traits qui amusent le public.

En était-il beaucoup parmi les curieux qui se pressaient hier au tribunal — un peu déçus de ne point voir les héros du procès et en particulier la belle Mme Santerre, dont les reporters viennent de décrire les cheveux noirs et le profil de statue — en était-il beaucoup à qui vint cette idée, très simple et très poignante :

— Et les enfants ?

Les curieux s’inquiétaient bien de ces éternels sacrifiés de toutes les affaires de ce genre ! Ils venaient pour écouter ce drame de famille comme ils eussent assisté à une comédie nouvelle, avec le ragoût de la réalité et le piquant du scandale par-dessus le marché. Mme Santerre a voulu, cette fois, que le huis clos de l’an passé ne fût point prononcé : elle a eu raison. Ce mystérieux huis clos donne à toutes choses une proportion fantastique, et le monde a d’âpres envies de glisser son œil par la fente de la porte ou d’y appliquer son oreille. Il y a, par le huis clos, un évident grandissement du scandale. Lorsqu’on peut tout dire, mieux vaut tout dire devant une foule.

Eh ! parbleu, la foule arrive, malgré les précautions, à tout savoir, et, en répétant, colportant et enjolivant ce qu’elle sait, elle finit par tout déformer et par inventer — car c’est une grande ou du moins une inépuisable romancière que la foule — un roman qui se substitue très vite à la réalité. Cette femme du monde, atteinte par les considérants du jugement rendu au mois de janvier de l’an passé, vient donc protester, devant le souverain juge, celui que Luther appelait Monseigneur Tous, Herr Omnes, et Voltaire Monsieur Tout le Monde, contre la sentence première, et elle a le courage de s’exposer encore à une plaidoirie qui sera cruelle : Santerre contre Santerre !

Il me semble revoir, dans tout l’éclat de sa beauté de jeune fille, cette jolie Mlle Arachequesne, qui faisait sensation aux Italiens et au Cirque le samedi lorsqu’on se disait : « Arachequesne est là ! » C’était un régal pour les lorgnettes. M. Arachequesne, le père, tout fier de sa fille, qu’il avait élevée avec cette passion qu’ont les pères pour les enfants qui leur font honneur — car la beauté de l’enfant c’est la parure du père et de la mère — passait au bras de cette créature idéalement jolie, qui, lorsqu’elle épousa M. Santerre, jeune, riche, beau garçon, semblait si bien faite pour être heureuse et être aimée. « L’Art d’aimer, écrivait-elle, quelques années après, mélancoliquement sur son journal, ce n’est rien ! C’est l’Art d’être aimée qui est tout ! »

Lorsqu’elle se maria, le bruit courait dans la maison que M. Santerre lui donnait tant de diamants, qu’on avait constitué deux gardiens spéciaux au logis, comme, à l’Exposition, autour des diamants de la Couronne. Aujourd’hui, la réalité est plus sombre, et voilà une jeune femme, une mère, se défendant contre les imputations les plus odieuses, ne redoutant pas de les rappeler tous publiquement, pour prouver que ce sont des calomnies. Voilà son nom, qui jadis faisait envie, et qui maintenant fait pitié. Voilà les secrets de sa vie, les confidences de son cœur à son cœur, le journal quotidien de ses pensées, livré à la curiosité et à la malignité publiques. Pauvre femme ! Et quand on pense que l’honneur d’un foyer, le bonheur d’une maison sont livrés à des propos de domestiques, à l’espionnage quotidien des gens, quand on songe que notre vie à tous n’a pas de huis clos pour ceux qui nous servent, que rien n’échappe à ceux qui vivent à nos côtés et de notre existence même, et que leur témoignage, à un moment donné, peut se retourner contre nous-mêmes comme un coup de couteau ! — Pis que cela, quand on songe que le rapport parfois stupide d’un espion d’on ne sait quelle agence louche peut tuer du coup la réputation d’une femme, le repos d’un homme, la joie d’un logis, la dignité d’un ménage !

Agence Tricoche et Cacolet ! dit gaiement le vaudeville5. C’est là le côté plaisant de ces établissements bizarres où, moyennant finance, on trouve des prunelles qui épient et des doigts qui griffonnent on ne sait quels rapports plus ou moins mal imaginés, plus ou moins mensongers ! Mais, dans la réalité même de la vie, quelle arme terrible mise à la portée de toute jalousie, de tout soupçon, de tout ennemi caché, que ces agences de renseignements où se tripote l’espionnage et où se brassent, à tant la page, des romans stupidement calomnieux, afin que le jaloux ou la femme mordue par le doute en aient pour leur argent !

Si l’on savait en quelles mains ceux qui interrogent remettent leur repos ! S’ils voyaient quels limiers bizarres on jette sur la piste de ceux qu’ils soupçonnent et qu’ils aiment ! Oui, qu’ils aiment ! Car voilà le terrible en ces affaires, ces êtres qui se traînent ainsi sur la claie s’aiment encore quelquefois ! Leur cœur saigne et leurs larmes coulent. Ils se tendraient volontiers les bras, si je puis dire, à travers le tribunal, et, dans les plaidoiries insultantes des avocats, ils ne voient parfois, ils n’entendent que l’écho attristé des paroles d’antan, de ces lettres d’amour, toutes jaunies, qu’on déplie à l’audience et d’où sort comme un parfum oublié !… Ah ! qu’on était heureux quand ou les écrivait et comme on voudrait — qui sait ? — les écrire encore !

C’est là « le dessous » de plus d’un procès semblable. Il est lugubre de voir des êtres s’entre-déchirer qui étaient faits pour s’entr’aimer. Quelque malentendu sinistre a passé sur leur vie. C’est l’irréparable. On se sépare et peut-être, plus tard, comme l’Aristide Froissart6 de Gozlan, le mari bravera-t-il les obstacles pour revoir, ne fût-ce qu’une minute, la femme qui a gardé son nom — jusqu’au jour où le divorce le lui reprendra.

Ces retours de passion sont plus fréquents qu’on ne croit dans ces drames de la séparation. Hélas ! ils sont de tous les jours dans les ménages troublés où les réconciliations violentes succèdent aux emportements et aux colères. Une femme d’esprit définissait cette situation en disant :

— Ces mélanges de brutalités et d’ardeurs sont les douches écossaises du mariage !

Mais, pour en revenir au procès actuel, je ne songe pas seulement aux deux époux qui doivent avoir la fièvre à cette heure où leur nom est partout répété, je ne songe qu’aux enfants qu’atteindront, un jour, les échos et comme les éclaboussures de cette cause célèbre parisienne. On pouvait peut-être leur épargner cette douleur. Le mari pouvait être plus respectueux pour la mère, plus réservé pour l’aïeul, et, en mémoire des enfants, têtes sacrées, ne point laisser traîner des soupçons et des injures qui ne servent point sa cause, et, je le répète, frappent des innocents.

Ah ! les accusations révoltantes et qu’on ne peut vraiment repousser qu’en répondant : — Est-ce possible ? — Et, à côté de cela, les reproches qui font sourire : Une femme devient coupable parce qu’elle chante, au piano, la Belle Hélène ! Voilà de la vertu et des scrupules, j’espère, ou je ne m’y connais pas ! Avoir fredonné les airs que tout Paris a chantés, quel crime ! — Si l’on comptait comme coupables toutes les femmes qui jouent aujourd’hui les valses de Strauss, tous les tribunaux de Paris ne pourraient suffire aux demandes de séparation ! Les évohés de la Belle Hélène7 devenant un grief, c’est une pudibonderie dont on ne pouvait soupçonner une certaine fraction du monde parisien.

Il y aurait plus d’une ironie pareille à relever dans le procès actuel. Je ne veux, encore une fois, que rappeler ceux qu’on oublie. Ce père et cette mère ont souffert, sans nul doute. Ils arrivent, le cœur meurtri, ulcérés et aigris l’un contre l’autre. Elle, outragée, lui, plein de colère, ils échangent par les lèvres de Me Cléry et de Me Bétolaud des discussions plus académiques mais plus cruelles que celles d’autrefois ; mais les petits, mais les enfants, ils ne sont pour rien, eux, dans l’erreur, le malentendu, la haine ou la rancune de leurs parents ! Et ils souffriront encore lorsque sera venue, comme une sorte de réconciliation, cette fin inévitable qui apaise toutes les haines dans le grand silence de la mort…

Tout sera oublié de ce qui est aujourd’hui le bruit du jour, le propos de Paris, le procès à la mode, lorsque ces enfants et les enfants de ces enfants deviendront, peut-être, tout à coup, tremblants et pâles en ouvrant, par hasard, de vieux journaux et en lisant en frémissant ce que tout Paris lit maintenant en souriant : l’Affaire Santerre contre Santerre !

Notes

1       Jarndyce contre Jarndyce est une affaire de succession, centrale dans le roman Bleak House (1853) de Charles Dickens. Bleak signifie sombre ou triste. Cette expression des devenue en Grande-Bretagne synonyme de procédures judiciaires compliquées et interminables. Dans son roman, Charles Dickens, ancien clerc, attaque violemment le système judiciaire britannique de l’époque. Ce roman a été traduit en français en 1857 par Henriette Loreau pour Hachette.

2       Jules Claretie ne pense pas si bien dire. Au moment où il écrit ces lignes il ne sait pas encore que sa Chronique paraîtra dans le même numéro que la trop longue chronique « tribunaux » reprenant l’affaire sur près de trois colonnes.

3       Paul Musurus-Bey, fils de Konstantinos Mousouros (1807-1891) ou Kostaki Musurus Pacha, diplomate grec de l’Empire ottoman, actuellement ambassadeur en Grande-Bretagne. Il y a quelques temps, lors d’un dîner chez Madame de Courval, Paul Musurus a séduit, de ses yeux de braise, mademoiselle d’Imécourt « prise d’enthousiasme », ainsi que l’écrit Le Temps du douze mars. En octobre de l’an dernier, aidée d’une de ses institutrices, la jeune Blanche s’est enfuie en Grande-Bretagne pour retrouver son amant et l’épouser. Le problème insurmontable est que le mari ne possède rien et que la jeune épousée est fort riche. Trois semaines plus tard la jeune femme a été rapatriée de force à Paris et enfermée dans un couvent. Le procès consiste en l’annulation du mariage. La mère de Blanche, comtesse de Vassynhac d’Imécourt est née mademoiselle de Gallifet. La publicité des débats a été interdite. Après juin 1881 nous ne lirons rien d’autre sur cette affaire, le mariage ayant vraisemblablement été annulé et la jeune Blanche toujours enfermée dans un couvent de l’est de la France. Pour épuiser le sujet, voir Le Figaro du 23 juin 1881, page deux.

4       Une demande reconventionnelle est une sorte de contre-attaque dont le but est d’obtenir autre chose qu’un simple divorce.

5       Tricoche et Cacolet, vaudeville en cinq actes d’Henry Meilhac et Ludovic Halévy créé au théâtre du Palais-Royal en décembre 1871 avec Jules Brasseur et Jules Pérès. Le texte de la pièce est paru chez Michel Lévy peu après. Jules Claretie connaît bien cette pièce pour en avoir donné un compte rendu dans sa chronique des « Théâtres » dans Le Soir du onze décembre 1871.

6       Léon Gozlan (1803-1866), Aristide Froissart, paru chez Meline, Gans et cie à Bruxelles et Leipzig 1843, deux volumes de 284 et 295 pages.

7       La Belle Hélène, opéra bouffe en trois actes d’Henri Meilhac et Ludovic Halévy sur une musique de Jacques Offenbach, créé au théâtre des Variétés en décembre 1864. Il s’agit du refrain acte I, scène VII : « Évohé ! que ces déesses, / Pour enjôler les garçons, / Évohé ! Que ces déesses. / Ont de drôles de façons ! » puis un couplet : « Dans ce bois passe un jeune homme, / Un jeune homme frais et beau ; / Sa main tenait une pomme… / Vous voyez bien le tableau. » dans l’antiquité grecque, Évohé était le cri poussé par les Bacchants et les Bacchantes pour invoquer Dionysos.