Soirée à la Comédie-Française

« Chronique de Paris » du 27 janvier 1872 parue dans Le Temps du 27 janvier 1872 et mise en ligne le trois avril 2025. Temps de lecture : trois minutes.

Je suis allé hier au Théâtre-Français où l’on donnait Gringoire1 et le Gendre de M. Poirier2 : la salle était pleine ; l’empereur du Brésil3 assistait à la représentation dans la deuxième loge à droite du balcon des premières. On a dit souvent ici même que le grand charme et la constante supériorité de la Comédie-Française, c’est qu’on est toujours sûr que les acteurs mettent autant de soin et d’entrain dans une pièce quelconque du répertoire que dans le succès du jour. De plus, M. Perrin4, depuis six mois, gâte son public : toujours les premiers sujets. Coquelin jouait Gringoire ; il a donné tous ses moyens et enchanté la salle ; Mlle Reichemberg5 est toujours délicieuse dans le rôle de Loyse. Le Gendre de M. Poirier a été grandement applaudi ; Got6 est toujours l’enfant gâté du public : son gilet à fleurs et son mouchoir de couleur sont d’un effet immanquable sur les masses. Mais je m’aperçois que je braconne quelque peu sur les terres de mon collaborateur Sarcey7 ; je rentre dans mes foyers.

Je voudrais pourtant faire une observation : la Comédie-Française donnait hier soir trois pièces8 formant dix actes tous assez longs ; or, il n’y a que deux entr’actes pour reposer l’attention. Le Gendre de M. Poirier, qui est un morceau de haut goût, je le reconnais, s’avale d’un seul trait ; pourtant, la pièce est pleine, robuste, bourrée de situations et de mots. Au troisième acte, quand la toile est tombée, tout le monde s’est levé à l’orchestre avec ce soupir de soulagement qui veut dire : «Comme tout cela est charmant ! mais enfin je voudrais bien me dégourdir un peu l’esprit et les jambes dans le foyer. Point : on frappe aussitôt les trois coups et le quatrième acte s’ouvre sans désemparer. Quand on a quinze ans, ces franches lippées du Théâtre-Français sont une joie sans égale ; plus tard, la fatigue vient.

Don Pedro II, qui avait avec lui deux de ses compagnons d’armes, a pris le plus vif plaisir à cette soirée et n’a laissé passer aucune bonne occasion d’applaudir ; dans l’entr’acte, il a consommé d’un air fort naturel et avec une satisfaction discrète une glace à la groseille des plus démocratiques.

Décidément Paris et don Pedro II sont faits l’un pour l’autre ; où ce souverain pourrait-il trouver, en effet, une vie plus variée et plus charmante ? Il aime les joies de l’esprit, les doctes entretiens, les promenades artistiques ; nos dramaturges et nos comédiens lui donnent les plaisirs délicats et les douces émotions du théâtre. Revenu dans son empire, ne regrettera-t-il pas notre capitale ? (Je parle toujours de Paris.) Que peut-on bien faire le soir à Rio-de-Janeiro ? Je me le demande. Quant à moi, j’imagine que don Pedro II est peut-être moins Brésilien que tel représentant de la France, M. de Ravinel, par exemple. En tout cas, ce prince aime Paris, il est donc notre concitoyen.

Notes

1       Gringoire, comédie en un acte, prose (et non en vers, comme l’indique la Comédie-Française), donnée ici en lever de rideau, créée à la Comédie-Française le vingt juin 1866. Le texte de la pièce est paru la même année chez Michel Lévy, offert à Victor Hugo.

Coquelin aîné dans le costume de Gringoire dessiné par le costumier Eugène Giraud pour la création. Image détourée

2       Le Gendre de Monsieur Poirier, agréable comédie en quatre actes d’Émile Augier et Jules Sandeau créé en 1854 au théâtre du Gymnase.

3       L’empereur du Brésil en visite à Paris a déjà été évoqué dans la chronique du 21 janvier, dans celle d’hier et le sera encore.

4       Émile Perrin (1814-1885), est administrateur général de la Comédie-Française depuis juillet dernier, fonction qu’il assurera jusqu’à sa mort. Jules Claretie lui succédera.

5       Suzanne Reichenberg (avec un n, 1853-1924), a débuté il y a quatre ans, en 1868, âgée de quinze ans dans le rôle de la jeune Agnès de L’École des femmes, où elle a ému bien des messieurs, dont Théophile Gautier, qui va mourir en octobre prochain.

6       Edmond Got (1822-1901), a débuté à la Comédie-Française à l’été 1844, et s’est toujours montré à l’aise dans les rôles comiques. Ici, dans ce rôle de noble oisif et impécunieux, espérant vivre à l’aise aux dépens d’un beau-père drapier, il devait être parfait.

7       Francisque Sarcey tient tous les lundis une chronique théâtrale dans Le Temps.

8       Jules Claretie n’a pas évoqué la troisième pièce de la soirée, qui est peut-être Christiane, comédie en quatre actes créée le vingt décembre dernier avec les comédiens L.-A. Delaunay et Suzanne Reichenberg. Cette pièce a été chroniquée par Francisque Sarcey dans Le Temps du 25 décembre dernier, qui se livre à une biographie théâtrale de ce brave Gondinet. Si l’on additionne les actes de ces trois pièces nous arrivons à neuf actes et non dix.

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