Quelques correspondances anciennes

Chronique du 30Chronique du 31Notes

Chroniques de Paris des 30 et 31 janvier 1872, mises en ligne le douze avril 2025. Temps de lecture : six minutes.

Jules Claretie, nous le savons, traitait souvent de plusieurs sujets dans ses chroniques, deux dans ses Chroniques de Paris, les plus courtes.

Les Chroniques de Paris des 30 et 31 janvier 1872 abordent à elles deux trois sujets. Le premier traite des modalités d’une souscription nationale en faveur de l’Alsace et de la Lorraine, perdues dans la défaite de la guerre de 1870. Action honorable et patriotique mais qui ne peut plus intéresser de nos jours que les historiens. Le second sujet est celui traitant des correspondances anciennes, qui nous intéresse ici.

La seconde chronique, du lendemain 31 janvier, ouvre avec la création, l’avant-veille, du drame en cinq actes d’Alphonse Daudet, Lise Tavernier, au théâtre de l’Ambigu et traite aussi de la salle et du public. Cet agréable sujet sera traité dans une page séparée.

Chronique du trente janvier 1872

Je trouve dans la Revue Britannique quelques curieux détails sur la composition des lettres familières et sur leur transmission : c’est une de ces études de reporter humoriste où excellent nos voisins d’outre-Manche. M. Maxime Ducamp a publié en ce genre des travaux fort intéressants dans la Revue des Deux-Mondes.

L’écrivain anglais prend la poste au temps d’Ezéchias1 et la conduit jusqu’à nos jours. Connaissez-vous ce procédé de transmission mentionné par Hérodote ? — Après avoir rasé la tête d’un messager de confiance, on écrivait sur la peau de son crâne. Quand les cheveux avaient repoussé, on le faisait partir, et une fois arrivé à destination il se laissait encore raser pour qu’on pu déchiffrer la dépêche. »

L’objet principal de l’article est d’étudier les façons d’écrire des personnes qui ont excellé dans ce genre délicat. Voici les conseils que l’amiral Collingwood donnait à sa fille à ce propos :

« ……Si vous ne visez pas à la perfection, vous n’y arriverez jamais, au lieu que des efforts soutenus vous rendront toute chose aisée. Ne faites donc rien négligemment. Qu’il s’agisse d’une reprise à votre robe2 ou d’un travail d’art, tâchez également de faire de votre mieux. Quand vous écrivez une lettre, mettez-y tous vos soins, afin qu’elle soit en tous ses détails aussi parfaite qu’il dépend de vous ; Allez droit au sens et cherchez pour le rendre les termes les plus simples, les plus intelligibles et les plus choisis. S’il vous est permis d’être enjouée et rieuse dans une lettre familière, abstenez-vous d’aiguiser votre esprit jusqu’à faire de la peine aux gens. Avant de coucher une pensée par écrit, examinez-la. Pesez même les mots, afin que votre langage soit toujours élégant et ne soit jamais bas. Souvenez-vous, ma chère amie, que votre lettre est la peinture de votre âme, Ceux qui n’ont dans la tête que des sottises, des impertinences et des folies sont fort à blâmer d’aller exposer ces vilaines choses au mépris du monde ou à la pitié de leurs amis. C’est blesser les convenances que d’écrire une lettre sans soin, sans marquer la ponctuation, avec des lignes toutes de travers, pleine de grosses taches. Cela prouve ou une totale ignorance de ce qui est convenable ou un manque absolu d’égards pour la personne à qui on s’adresse. Vous ne réparez pas le mal en demandant pardon pour vos pattes de mouche, ou en vous en prenant à votre mauvaise plume, car vous n’aviez qu’à la tailler, ou en alléguant que vous étiez pressée, car vous n’avez point d’affaire plus importante à quoi vous puissiez mieux employer votre temps. Il me semble que je jugerais assez sûrement du caractère d’une dame par son écriture. Les faiseuses de pâtés sont toutes des péronnelles3, qu’elles se l’avouent ou non, qu’on s’en aperçoive ou non, et les faiseuses de pattes de mouche ont tort de se flatter que, ne pouvant pas lire leurs lettres, nous les prendrons bénévolement pour des personnes d’esprit… »

Qui donc a avancé cette affirmation téméraire que les marins écrivent mal4 ?

Chronique du 31 janvier 1872

Le lendemain 31 janvier, Jules Claretie, dans la deuxième partie de sa chronique (nous lirons ma première partie infra), reprend l’article de la Revue britannique plus intéressant que le début et que les aventures de la fille de l’amiral et ses vêtements reprisés.

Encore quelques extraits de l’article de la Revue britannique sur la composition des lettres. Les Romains, qui écrivaient avec une sorte de burin sur des tablettes de bois uni enduites de cire, apportaient dans le détail de leur correspondance une précision minutieuse ; ainsi, ils plaçaient en tête de la lettre le nom de l’auteur et celui du destinataire, ainsi que la date et l’heure de l’envoi.

L’Orient se distingue par une étiquette des plus raffinées les lettres sont écrites par des calligraphes sur du papier de choix, et la marque de l’expéditeur est apposée plus ou moins bas, selon le rang du destinataire. L’adresse est en style fleuri, comme celle-ci : « Puissent ces lignes tomber sous les yeux du bienfaiteur de ses amis, du soleil de l’État, de l’illustre seigneur, du lion dans les combats, sur qui soit la paix du Très-Haut ! »

Il est aussi difficile de se tirer à son avantage de la fin d’une lettre que de saisir le moment où une conversation s’interrompt pour sortir à propos d’un salon. Ne pas abuser de la formule « je demeure », qui demande à être amenée de très loin.

Les dames, remarque l’écrivain anglais, ont trois manies favorites, qui sont celle d’écrire en travers, celle des post-scriptum et celle de souligner des mots ; cela n’enlève rien, du reste, à la supériorité qu’elles ont en ce genre par le tour libre et naturel de leur phrase.

Le vulgaire a besoin, pour suppléer à sa faiblesse épistolaire, de manuels spéciaux : notre auteur ne parle pas des écrivains publics qui tenaient autrefois une si grande place dans la correspondance populaire ; n’ont-ils point existé aussi en Angleterre ? Je ne sais. Quoi qu’il en soit, les premiers manuels datent du commencement du XVe siècle. Le plus ancien livre imprimé est le Secrétaire anglais, paru en 1599 ; voici le modèle qu’il donne d’une lettre écrite par un rageur à son ennemi particulier : « Difforme rejeton de l’engeance infernale, que le ciel ne laisse vivre que pour nous être un fléau, que la terre nourrit comme un échantillon de perversité, monstre à face humaine et mangeur d’homme, quel nom puis-je te donner ? Rebut de l’univers, et non point seulement rebut, mais excrément du monde, est-ce que tes infamies resteront à jamais impunies ?… etc. »

En fait de lettres d’amour, on voit bien celles qu’on écrit et celles qu’on reçoit ; mais celles que reçoivent ou qu’écrivent les autres ? Il faut des hasards assez rares pour qu’on en ait connaissance, et ce n’est guère que dans les recueils de lettres publiés à diverses époques qu’on peut se former un jugement en cette matière délicate.

Que dites-vous de ce billet, écrit à sa femme par l’un des courtisans les plus brillants, mais aussi les plus dévergondés de Charles II, le comte de Rochester : « J’embrasse ma chère femme mille et mille fois au gré de mes désirs et de mon imagination. Pensez à moi tant que mon souvenir vous sera agréable et ne vous importunera pas, et puis oubliez-moi. Tout disposé que je suis à ne chercher le bonheur qu’auprès de vous, à ne le tenir que de vous seule, je ne prétends vous imposer ni contrainte ni ennui. Je ne m’aime pas autant que je vous aime et ne mets point ma propre satisfaction au-dessous de la vôtre. Adieu. »

Les lettres de remercîment ne sont pas toujours faciles, surtout lorsque l’on ne se soucie pas du cadeau. Comment répondre à un auteur qui vous envoie son livre, si le livre est ennuyeux ? M. de Talleyrand accusait immédiatement réception de l’ouvrage : il pouvait encore, en effet, parler du plaisir qu’il se proposait de goûter en lisant le volume. Plus tard, il aurait fallu donner un avis, ce qui parfois n’eût pas laissé que d’être embarrassant.

Et les erreurs commises dans la rédaction des adresses ! Quelle source inépuisable d’imbroglios, non pour la vie ordinaire où ils sont heureusement assez rares, mais pour le vaudeville et le drame. Qui n’a vu Ravel5 ou Dieudonné6 dans l’amusante pièce de L’Étourneau7 ?

On raconte que Swift8 expédia à un évêque une lettre d’amour et à une dame la lettre destinée à l’évêque. On a vu aussi des gens tirer parti d’une étourderie de ce genre, qu’ils accomplissaient de propos délibéré et avec préméditation. Un diplomate envoyé en Flandre par la reine Elisabeth9, glissa dans un paquet destiné au secrétaire d’État une lettre pour sa femme et une autre lettre pour la reine ; seulement la lettre à sa femme portait l’adresse « À Sa Très Excellente Majesté » et contenait force recommandations d’être très économe, parce qu’on n’avait pas grand argent pour le moment et qu’on ne voulait pas abuser des bontés de Sa Majesté. La reine, se croyant providentiellement instruite, envoya un secours au diplomate et à sa femme.

Notes

1       Ézéchias, roi de Judée ayant régné à la fin du VIIIe siècle avant notre ère.

2       Ce qui laisse supposer que la fille de cet amiral portait des robes reprisées… Plus bas nous comprendrons que ce n’est qu’une enfant.

3       Ce nom de Péronnelle, qui était alors un prénom usuel dérivé de Pierre, provient d’une chanson populaire du XVe siècle, disant l’histoire d’une fille s’étant enfuie de chez ses parents pour n’y plus jamais revenir, ou pour entrer dans un couvent selon les versions. De nos jours la définition commune décrit une « Femme ou jeune fille sotte et bavarde. » (TLFi).

4       L’amiral devrait pourtant bien savoir que si les marins écrivent mal, c’est parce que les navires bougent.

5       Pierre-Alfred Ravel (1811-1881), comédien comique du Palais-Royal.

Pierre-Alfred Ravel en 1845 (musée Carnavalet)

6       Alfred Dieudonné (1834-1922), comédien célèbre en son temps

7       L’Étourneau, comédie en trois actes créée à l’été 1862 au théâtre du Gymnase. Barbré, libraire-éditeur, a édité le texte de la pièce à l’occasion de sa reprise au Palais-Royal en 1864.

8       Jonathan Swift (1667-1745), homme de lettres irlandais majeur.

9       Évidemment Élisabeth Ire (1533-1603).