L’Éclairage de l’Opéra — La Montre de Jules Claretie — Notes
Chronique parue dans Le Temps du 23 février 1875 et dans claretie.fr le dix février 2025. Temps de lecture : six minutes.
La page « Un livre parisien inédit », parue ce même deux juin 2025, aussi intéressante soit-elle, a pu sembler un peu courte par rapport aux habitudes ce claretie.fr. L’occasion s’est donc imposée de proposer en accompagnement cette chronique ancienne sur l’éclairage de l’Opéra.
La première « Vie à Paris » est parue dans Le Temps en décembre 1879, nous le savons mais les « Chronique » de Jules Claretie dans ce même journal sont parues huit ans plus tôt, en décembre 1871 et se sont suivies jusqu’en décembre 1886. Indépendamment des « Chroniques » parues dans le même temps que La Vie à Paris, il était tentant de remonter jusqu’aux toutes premières chroniques. Quelques-unes seront publiées ici, dans leur ordre chronologique pur, parfois seules, parfois accompagnant une Vie à Paris. Ce lundi dix février 2025 elle sera seule. Cette première « Chronique » retenue, celle du 23 février 1875, n’a pas de titre (très peu en ont). Il lui en a donc été attribué un, d’office : L’Éclairage de l’Opéra.
L’Éclairage de l’Opéra
Le nouvel Opéra a soulevé bien des critiques et mérité bien des éloges ; c’est le sort des choses humaines en général et de plus d’un chef-d’œuvre en particulier. Il y a un point cependant qui, par un privilège spécial, a trouvé tout le monde d’accord ; je veux parler de l’éclairage. Aujourd’hui : encore les critiques sont de mise ; on s’attendait à voir une salle étincelante de lumière et la salle paraît relativement obscure.
J’ai eu la curiosité de rechercher ce qui a été publié sur le mode d’éclairage de l’Opéra et j’ai pu m’assurer que la source qui fournit le gaz nécessaire est en quelque sorte inépuisable. Une conduite spéciale enlace le monument de sa ceinture souterraine et alimente 10 compteurs et 9 200 becs. Il faut bien en conclure que si l’éclairage est insuffisant encore, c’est qu’on n’utilise pas toutes les ressources disponibles.
M. Gaston Tissandier1 vient précisément d’étudier dans un intéressant recueil scientifique2 les appareils compliqués qu’il faut connaître pour comprendre le service d’éclairage de l’Opéra, et cette étude contient un rapprochement curieux entre les exigences actuelles et les ressources ; d’un passé qui n’est pas éloigné de nous :
Il est peu de ceux qui m’entendent, disait Lavoisier en 1791, qui n’aient vu déranger les spectateurs pour moucher les chandelles de suif dont les lustres des théâtres étaient garnis. On n’a pas oublié sans doute combien ces lustres offusquaient la vue d’une partie des spectateurs, principalement aux secondes loges ; aussi les plaintes du public ont-elles obligé d’en supprimer successivement le plus grand nombre. On a suppléé à ceux de l’avant-scène en renforçant les lampions de la rampe, et l’on a substitué la cire au suif et à l’huile : les lustres qui pendaient sur l’amphithéâtre ont été réunis en un seul, placé dans le milieu, et dont la contexture a été rendue plus légère. Mais quelque avantageuses qu’aient été les réformes qui ont été faites, elles ont entraîné deux grands inconvénients : premièrement il règne dans toutes les parties de la salle qui ne sont pas éclairées par la rampe, notamment à l’orchestre, à l’amphithéâtre et même dans une partie des loges, une obscurité telle qu’on y reconnaît difficilement à quelque distance les personnes qui y sont placées, et qu’il n’est pas possible d’y lire de l’impression.
Aujourd’hui au contraire, grâce à MM. Garnier et Lecocq3 qui ont organisé les appareils, la salle est éclairée dans toutes ses parties, sans que l’on ait à redouter les accidents, souvent funestes, qu’occasionne l’éclairage de la rampe. Elle est formée, en effet, de becs de gaz à flamme renversée ; la lumière seule s’échappe de ces becs, la chaleur est emportée au dehors.
Que le verre se casse et la flamme s’éteint aussitôt. Tous les becs de la rampe sont accouplés par série de douze. Les 120 becs peuvent être relevés jusqu’à la hauteur de la scène ou abaissés au-dessous du trou du souffleur par un mécanisme d’une grande simplicité et que deux hommes font mouvoir aisément. D’ailleurs tous les tubes de distribution du gaz sur la scène, ou dans la salle sont numérotés et alignés méthodiquement au-dessous du plancher de l’avant-scène. Placé à côté du trou du souffleur, le chef de l’éclairage commande la manœuvre, et, en faisant tourner une roue dentée, il arrive à volonté à faire progressivement ou immédiatement le jour ou la nuit, soit sur la scène tout entière, soit dans la salle.
L’histoire du lustre est à elle seule un petit roman scientifique. En même temps qu’il sert (imparfaitement, il faut le dire) à l’éclairage, le lustre contribue à la ventilation par l’appel qu’il exerce sur l’air vicié de la salle. On sait que ce système, imaginé en 1828 par d’Arcet, a le grave inconvénient de déterminer par les portes des loges des courants incommodes, véritables véhicules des rhumes et de leurs cousines germaines les bronchites. On a essayé, vers la fin de l’empire, d’un système préconisé par M. Trélat4, celui des plafonds lumineux. Une armée de becs de gaz, placés au-dessus du plafond, enlèvent l’air vicié, mais au détriment de l’éclairage. Les théâtres ressemblent ainsi à d’immenses veilleuses, véritablement sépulcrales. D’autre part, la dépense est considérable.
Le problème est enfin résolu. En combinant le système de la ventilation et du chauffage par les hydrocalorifères avec une disposition très avantageuse du plafond de la salle, on est arrivé au nouvel Opéra à assurer un renouvellement d’air d’environ 80 000 mètres cubes par heure5.
Ces renseignements m’ont paru de nature à intéresser le public qui se presse si avidement aux guichets de l’Opéra. Ils contribueront peut-être à atténuer la vivacité de ses critiques et ils ne dispenseront pas l’architecte de chercher le mieux après le bien. Le spectateur, ébloui par la splendeur des dorures, des costumes ou des décors, tout entier à l’admiration que provoquent les artifices d’éclairage mis à la disposition des machinistes, ne cherche guère à se rendre compte de ce qu’il faut de patientes et minutieuses recherches pour arriver au but. Le nouvel Opéra n’a pas seulement demandé aux peintres et aux sculpteurs leurs plus remarquables chefs-d’œuvre ; il a fait appel à toutes les sciences, à la physique comme à la mécanique, et, grâce aux progrès qu’elles ont réalisés, il a pu concilier les exigences de l’art et celles du luxe avec, les nécessités de l’hygiène. C’est ce qu’on sait le moins et il n’est pas inutile de le savoir.
La montre de Jules Claretie
Une simple question à M. le préfet de police. Son administration tutélaire est, de l’aveu de tous, remarquablement organisée. Ses agents sont nombreux, vigilants, disciplinés ; on les rencontre partout où leur présence est nécessaire ; ils ont la précaution de ne se promener que par deux comme les amoureux au bois ; mais, sauf erreur, comment se fait-il que, la nuit venue, l’immense place de la Concorde soit abandonnée à elle-même, sans que le timide passant ait la consolation d’apercevoir à l’horizon le képi rassurant du plus modeste des gardiens de la paix ? Savez-vous bien qu’un gredin déterminé pourrait vous dévaliser, lecteur sceptique qui souriez, en moins de temps qu’il ne vous en faudrait pour crier : Ouf !
J’en parle en toute connaissance de cause et pour un fait personnel. Apprenez, en effet, que pas plus tard que samedi dernier, à sept heures de relevée, j’ai été bel et bien assailli, dans l’ombre égyptienne de l’Obélisque, par un particulier qui, je vous prie de le croire, ne me demandait pas l’heure pour régler sa montre. Je pourrais vous dire que ma ferme contenance en a imposé au drôle, mais j’aime mieux avouer sans détour qu’une fois fixé sur ses intentions, ayant déjà le collet de mon habit à demi engagé dans une poigne robuste, je me suis enfui avec une rapidité qu’un lièvre eût enviée.
Riez tant qu’il vous plaira : j’aurais bien voulu vous voir à ma place. À cette heure-là, sur cette espèce de champ de manœuvres où je ne me doutais guère que j’aurais jamais à exercer mes jambes, il n’y avait pas dix passants, et les plus proches dessinaient vaguement leurs silhouettes aux alentours du pont de la Concorde. Ce qui me prouve que ma prudence agile n’était pas hors de saison, c’est que j’ai été poursuivi jusqu’au pont susdit par un gaillard qui trottait d’aussi bon cœur que moi et qui n’a disparu qu’en jugeant la partie définitivement perdue.
Notez bien que si je prends l’aventure au sérieux, je ne la prends pas au tragique. L’horloger de la Concorde en voulait à ma montre et non à ma vie. J’ai préféré garder l’une et l’autre. Peut-être même n’était-ce qu’un ivrogne ; je ferai toutes les concessions qu’on voudra. Mais cela, ne m’empêchera pas de demander très sérieusement que l’administration ait l’obligeance d’installer, ne serait-ce que deux de ses agents, au pied de ce même obélisque, témoin de ma haute stratégie.
Ils n’auront, j’y compte bien, que de très rares occasions d’intervenir. Ce n’est que quand les chats sont partis que les souris dansent. Mais elles ont si bien dansé samedi dernier, et elles m’ont fait danser à mon tour de telle façon que, dans l’intérêt de mes concitoyens, je n’hésite pas à formuler ma requête publiquement.
Notes
1 Gaston Tissandier (1843-1899), chimiste, physicien, aérostier et vulgarisateur.
2 Note de Jules Claretie : « La Nature, journal hebdomadaire illustré. G. Masson, éditeur. » Note de 2025 : « La Science au nouvel opéra » I. Ventilation et chauffage (23 janvier 1875) ; II. Le Gaz de l’éclairage (30 janvier) ; III. La lumière électrique (six février). La lecture du numéro du trente janvier sur le gaz d’éclairage met en évidence la reprise par Jules Claretie pour son article du Temps, parfois mot pour mot.

Illustration de Gaston Tissandier parue dans La Nature du trente janvier1875, page 137. La porte à gauche, est l’entrée du trou du souffleur.
3 Il s’agit de l’entreprise Lecoq frères (un seul c), fondée par Camille (1839-1929) et Gustave Lecoq (1837-1902), 226 rue Saint-Denis. L’entreprise, qui comptera jusqu’à 300 personnes, aura aussi la charge de l’éclairage de l’hôtel Continental de l’architecte Henri Blondel, qui sera inauguré en 1878.
4 Émile Trélat (1821-1907), ingénieur architecte, professeur de construction civile au Conservatoire national des arts et métiers de 1854 à 1895 et fondateur, en 1865, de l’École spéciale d’architecture. En 1871 Émile Trélat était architecte en chef du département de la Seine. Émile Trélat sera, de 1891 à 1898, élu député de la Seine (deux mandats).
5 Ce volume semble énorme, et pour tout dire peu crédible pour une ventilation naturelle, et la moitié suffirait. Dans une note à son article, Gaston Tissandier indique : « La surface de l’Opéra est de 11 237 mètres carrés ; son volume est de 428 666 mètres cubes. » Il s’agit de la surface totale du bâtiment qui aurait donc une hauteur moyenne de près de 38 mètres de haut. Un calcul effectué selon les dimensions actuelles de la salle (sans la scène, d’un volume triple) donne de 19 840 mètres cubes (20 mètres de hauteur, 32 mètres de profondeur et 31 mètres de largeur.
