Chronique parue dans Le Temps du cinq août 1880 et mise en ligne le quatre août 2025. Temps de lecture : dix minutes. L’exemplaire du Temps de la BNF est affecté d’un long pli vertical, masquant parfois une ou deux lettres. Quelques mots ont donc été reconstitués.
Il va se passer demain, à l’Académie, un grand scandale : on va couronner la vertu. La vertu, cette douairière ! comme a dit un écrivain mondain, bien dépassé depuis sa mort, Fervacques1. La vertu fait parler d’elle une fois par an. Ce n’est pas beaucoup. Je vois des gens qui trouvent que c’est trop. Par le temps qui court, on a l’air de commettre un paradoxe en prononçant l’éloge de pauvres diables de sauveteurs ou d’humbles filles qui ont sacrifié leur vie à des vieillards ou à des enfants2, ce qui est un peu la même chose. La vertu, diraient volontiers certains boulevardiers dans leur argot, est une gêneuse. Le fait est qu’un rapport sur les prix de vertu ferait une étrange figure entre deux historiettes du Gil-Blas.
Il existe un recueil de tous les rapports sur les prix de vertu prononcés pendant un laps de temps d’une vingtaine d’années3. C’est cet honnête et savant Frédéric Lock qui les avait réunis, avec l’aide d’un collaborateur épris comme lui des bons exemples4. Plusieurs de ces rapports sont des chefs-d’œuvre et contiennent des pages exquises et des histoires touchantes. Eh ! bien, je ne suis pas très sûr que la première édition de ces deux volumes de cette « Morale en action » soit épuisée en librairie. Peut-être même l’a-t-on mise au rabais pour s’en défaire. La vertu, disait un marchand de livres, ça ne se vend pas !
En revanche, les recueils de procès fameux, les éditions et rééditions des Causes célèbres ont toujours fait fortune. La plupart des assassins ont laissé un nom. Je défierais bien qu’on me citât le nom d’un seul des lauréats à qui, depuis vingt ans, l’Académie française a décerné le prix Montyon. Un seul peut-être demeura fameux, et encore pendant un certain temps. Ce fut l’acteur Moëssard5, un comédien oublié de la Porte-Saint-Martin, qui fut, pour son dévouement à je ne sais qui, couronné par les académiciens. Cette couronne fut aussi dure au pauvre brave homme qu’une couronne d’épines. On devait l’honorer pour l’avoir méritée. Ah ! bien, oui ! On l’en railla. On ne l’appela plus que le vertueux Moëssard, et, en ce pays-ci où la raillerie se glisse partout, la vertu du malheureux devint bientôt aussi parfaitement ridicule que l’eût pu être un vice. Je me trompe le vice chez le comédien eût semblé aimable, la vertu parut comique. Voilà de quoi désespérer les gens vertueux.
Pourquoi encore, en ce beau pays de France, le couronnement d’une rosière évoque-t-il un tas d’idées bouffonnes ? Une rosière paraît grotesque. Tel qui saluerait très bas une courtisane, pourvu qu’elle passât devant lui étendue dans un huit-ressorts6, n’a d’autre idée que de faire des mots devant le cortège d’une rosière. « La vertu, c’est bête » a dit encore un immoraliste de boulevard.
Elle a de la chance, cette fois, la vertu. Elle fût l’attrait d’une première. C’est M. Victorien Sardou qui, demain, se chargera d’en faire l’éloge7. L’apôtre de sainte mousseline8 avait dès longtemps commencé. Aussi bien, on ira entendre louer la vertu comme on irait applaudir une comédie du directeur actuel de l’Académie française. Lorsque M. Alexandre Dumas fils fut chargé du discours sur les prix de vertu9, il y eut dans le public une curiosité étonnée :
— Comment s’en tirera-t-il ?
Le contraste semblait piquant.
M. Dumas s’en tira fort bien et par un discours qui séduisit tout le monde. Sur ce thème usé, vieux comme l’univers, la vertu, il trouva à dire les choses nouvelles, et il les dit comme il sait tout dire. L’auteur de la Famille Benoiton et de Patrie10 aura tiré de son sujet bien de l’inattendu, et le tout Paris l’attend là, comme au détour de cette harangue.
La vertu couronnée, louée, vantée par des gens de théâtre ! Et pourquoi pas ? Sans compter que le théâtre, œuvre du démon, est, au besoin, un fier instrument de moralisation, il ne s’agit pas, en ce monde, de rendre la vertu rébarbative. Le jour où l’on aura prouvé que le vice peut être niais, hideux, sot, assommant, et que la vertu sait être aimable et souriante, on aura rendu un grand service à la vertu. Elle n’est pas plus la pruderie refrognée que le vice n’est la séduction spirituelle. Il se publie, à cette heure, dans Paris, des rabâchages obscènes qui sont le comble de la balourdise, et tels récits à qui on inflige un prix de vertu sont aussi vifs, aussi amusants, aussi peu ennuyeux que possible.
M. Sardou va donc amuser, j’en suis persuadé, et ne pas prêcher le moins du monde, pas plus que M. Alexandre Dumas ne prêcha, ou que ne sermonnerait en pareil cas M. Augier11 ou M. Labiche. Mais M. Sardou et M. Dumas ne sont pas les seuls gens de théâtre qui aient solennellement couronné la vertu. M. Scribe12 avait fait de même. Il y eut un jour où Eugène Scribe célébra les louanges des grandes âmes dans ce style un peu extraordinaire qui, hors de ses pièces de théâtre et même dans ses pièces de théâtre semblait parfois si surprenant. Les citations suivantes des vaudevilles de Scribe :
Des quatre coins de la machine ronde13…
Ou (dans Michel et Christine)
Et quand je rencontre un soldat
Je crois serrer la main d’un frère14,
Et (dans les Huguenots)
Ses jours sont menacés ah ! je dois l’y soustraire15 !
Et (dans l’Étoile du Nord16), la future tsarine parlant des Cosaques endormis devant la tente de Pierre le Grand :
Que diront-ils,
Nos alguazils ?
Alguazils17, des Cosaques du Don !
Toutes ces naïvetés charmantes sont depuis longtemps célèbres18. Mais le discours de Scribe sur les prix de vertu est rempli de ces phrases extraordinaires19 qui ont fait la renommée de M. Prudhomme20. Il y avait, je le sais bien, une intelligence haute, un merveilleux dramaturge, un inventeur de génie chez Scribe, et M. Ernest Legouvé21 a, dans une de ses plus remarquables conférences, si entraînantes et si vivantes, admirablement fait revivre un tel homme22. Mais quel écrivain que ce dramaturge !
Tout ce que la phraséologie la plus naïve peut dicter à un faiseur de harangues se retrouve dans ce discours où l’auteur dramatique met également, en œuvre les petites ficelles du métier. Par exemple, ayant à raconter la vie d’un vieillard de soixante-quinze ans que couronne l’Académie française, il s’écrie que peu s’en est fallu que « la carrière du lauréat fût tranchée dans sa fleur » et qu’à dix-huit ou vingt ans cet homme qui devait se dévouer pendant cinquante ans encore à ses semblables faillit être écrasé par une voiture.
Et alors Scribe23 raconte, avec un rare sentiment du dramatique, la façon dont ce vieux de soixante-quinze ans a failli mourir cinquante-cinq ans auparavant, puis, tout à coup il s’interrompt au moment où la voiture va écraser le jeune homme, et dit :
Rassurez-vous, messieurs ! la Providence, etc.
Ce « rassurez-vous, messieurs ! » qu’Eugène Scribe dut souligner d’un sourire est tout simplement épique. Et comment voulait-il que l’assemblée tremblât beaucoup pour un jeune homme qui survivait près de soixante ans à l’accident raconté ?
Pour parler sérieusement, couronnons la vertu, qu’elle s’affirme par les actes, comme dans les attendrissantes existences de ces braves gens dont M. Sardou va jeter les noms aux bravos de l’assemblée — et bientôt au vent de l’oubli — ou qu’elle se révèle dans des livres qui parlent d’honneur, de dignité, de courage, de patriotisme, d’honnêteté à un peuple ; couronnons-la, cette vertu si dédaignée, si vieillotte et si ridicule, ne fût-ce que pour prouver à l’étranger qui nous épie toujours, nous lorgne ironiquement et nous juge, qu’il y a d’autres existences en France que les tapageuses existences des vendeurs et vendeuses de scandales littéraires, et d’autres écrits que ceux de ces débitants de photographies obscènes qui détroussent notre littérature gauloise, démarquent les conteurs de fabliaux, adaptent les répits répugnants du siècle dernier comme les Anglais adaptent nos drames et amusent les blasés, à la façon des singes du Jardin des Plantes qui font rire gratuitement les badauds.
Notes
1 Ce nom de Fervacques peut faire pense à un pseudonyme d’Astolphe de Custine, propriétaire du château de Fervaques, à quinze kilomètres au sud de Lisieux (et non pas en Moselle, ainsi que l’écrivent quelques distraits). Nombreux sont les auteurs ayant choisi leur lieu de naissance comme pseudonyme. Dans le doute, la question a été posée à la Société des amis de Custine, référence en la matière, qui a répondu dans la journée sous la plume de leur présidente, Samantha Caretti : « Je pense que Fervacques fait référence à Léon Duchemin (1839-1876), qui avait choisi ce pseudonyme en hommage à la comtesse de Montgomery alors propriétaire du château de Fervaques (que l’on orthographiait parfois à l’ancienne avec un c avant le q). La famille de la comtesse de Montgomery avait racheté le lieu à Astolphe de Custine en 1831. » Léon Duchemin, mort à 37 ans, est surtout connu, sous le nom de Fervacques, pour son roman Les Mémoires d’un décavé de 1874 (cité par Samantha Caretti dans son message), suivi des Nouveaux Mémoires d’un décavé (Dentu 1876, 367 pages) et pour Madame Lebailly, scènes de la vie de province (Dentu 1875, 360 pages) et Rolande, scènes de la vie parisienne.
2 Le site web de l’Académie française, en charge de la remise de ce prix, précise que de nos jours le prix est en faveur « d’un Français pauvre qui aura fait l’action la plus vertueuse. L’action vertueuse doit s’être prolongée jusque dans le cours des deux années précédentes. »
3 Site web de l’Académie française : « En 1782 le baron de Montyon a apporté […] une donation à l’Académie qui a “pour objet un acte de vertu dont l’éloge ou le récit sera fait dans une assemblée publique par le Directeur” […] Le discours sur la vertu prononcé lors de la séance solennelle de rentrée de l’Académie, destiné dans l’esprit de son fondateur à célébrer la vertu au sens vieilli du mot, dans le sens d’honnêteté, pudeur, sagesse ».
4 Frédéric Lock (1813-1876), historien, Les prix de vertu fondés par M. de Montyon : discours prononcés à l’Académie française par MM. Frédéric Lock et J. Couly d’Aragon, réunis et publiés avec une notice sur M. de Montyon par MM. Frédéric Lock et J. Couly d’Aragon (Garnier 1858, 457 pages). Frédéric Lock était un peu spécialisé dans les dictionnaires et autres guides alphabétiques. On lui connait un Guide alphabétique des rues et monuments de Paris (Hachette 1865, 516 pages), un Dictionnaire topographique et historique de l’ancien Paris de 1867.
5 Simon Pierre Moëssard (1781-1851) a reçu ce prix en 1841 pour « une longue carrière consacrée à la pratique des devoirs et des nobles actions ». « L’illustre, l’onctueux, le gros, le paternel, le vénérable Moëssard », a été régisseur général du théâtre de la Porte-Saint-Martin (source : Henry Lyonnet, Dictionnaire des comédiens français, page 436).
6 Le Figaro du dix juin 1860, dans la chronique de « Pierre », « Paris au jour le jour », À propos du mariage de « M. le vicomte Ponson du Terrail, homme de lettres, à Paris […] j’apprends que le marié trouvera dans la corbeille une calèche à huit ressorts établie par notre carrossier le plus habile. » Et dans Le Figaro du premier juin 1862, dans la rubrique « Nouveaux monuments de Paris » du prolifique Charles Monselet : « À deux pas de la rue de la Clé, dans un quartier éminemment paisible — loin des agitations du boulevard et des scandales à huit ressorts des Champs-Élysées »… Ces voitures, très confortables, servaient parfois à d’autres transports en évitant d’avoir à se montrer « en compagnie » dans un hôtel.

Publicité en page quatre du Temps du 18 avril 1874
7 Demain cinq août 1880, Victorien Sardou, directeur de l’Académie française, prononcera le discours sur les prix de vertu, attribués à onze auteurs. Le compte rendu de cette séance fera l’objet de la chronique du sept août.
8 Victorien Sardou, La Famille Benoiton, acte II, scène IV, monologue de Clotilde : « Et cela ne se marie pas ! Et cela se plaint ! Ah ! simples toilettes de ma jeunesse, où êtes-vous ?… Dix mètres de mousseline, trois aunes de ruban, et une fleur dans les cheveux !… Avec cela quinze ans, des joues roses et l’ivresse d’un premier bal !… Quel garçon blasé au sortir d’un souper fin n’aurait eu l’âme doucement émue par cette jeune blancheur et cette joie si naïve ? Il souriait d’abord, en regardant de tous ses yeux. Puis de sourire en rêverie, de rêverie en sages réflexions, et de réflexions en résolution prise… C’était un mariage ! et dix mètres de mousseline en avaient l’honneur ! Aujourd’hui le même homme arrive, et lorgne entre deux portes : Tiens, cette demoiselle !… Elle ressemble à Zouzou-Toquée ! moins le chic ! et de retourner chez Zouzou-Toquée ! Ah ! mousseline, blanche mousseline, des mères ingrates qui te devaient leurs maris t’ont reniée pour leurs enfants ! (Elle se lève.) Sainte mousseline, vierge de la toilette, sauve nos filles qui se noient dans des flots de dentelles !… » La Famille Benoiton, comédie en cinq actes de Victorien Sardou, créée au théâtre du Vaudeville du boulevard des Capucines en novembre 1865. Le texte de cette pièce, qui a reçu un grand succès, est paru chez Calmann-Lévy peu de temps après.
9 Le deux août 1877, discours dans lequel on peut lire : « La fortune, tant enviée de ceux qui ne l’ont pas, ne fait pas le bonheur de ceux qui l’ont, parce que ceux qui l’ont ne s’en servent pas assez pour faire le bonheur de ceux qui ne l’ont pas. »
10 Victorien Sardou, Patrie !, drame historique en cinq actes créé sur le théâtre de la Porte-Saint-Martin en mars 1869. Cette pièce traite d’un épisode de la guerre des Pays-Bas contre l’Espagne en 1568. Le texte de la pièce a été édité par Michel Lévy la même année. En 1886 ce drame sera utilisé, avec la collaboration du librettiste Louis Gallet (1835-1898) pour la création d’un drame lyrique mis en musique par le très-oublié Émile Paladilhe (1844-1926).
11 Émile Augier (1820-1889), fils d’avocat, écrit des pièces de théâtre tout en suivant des études de droit. Il a été élu à l’Académie française en mars 1857. Jules Claretie a dressé un portrait d’Émile Augier dans la série « Célébrités contemporaines ».
12 Eugène Scribe (1791-1861), auteur dramatique célébré de son temps. À parcourir la liste de ses œuvres on se rend compte que les titres de ses opéras sont parfaitement connus. Eugène Scribe a travaillé surtout avec Auber et Meyerbeer mais aussi de grands italiens comme Donizetti ou Verdi. Il a été élu à l’Académie française en 1834. Eugène Scribe a prononcé un discours sur les prix de vertu le 29 août 1844.
13 Jules Claretie ne cite pas l’ouvrage. Plusieurs sources indiquent Michel et Christine, comédie-vaudeville d’Eugène Scribe et Henri Dupin (créé en décembre 1821 au Gymnase-dramatique) mais une recherche approfondie dans le texte n’a pas donné de résultat.
14 Même constat.
15 Eugène Scribe, Les Huguenots, opéra en cinq actes créé en février 1836 à l’opéra de la rue Le Peletier avec une musique de Giacomo Meyerbeer. La scène se passe en août 1572. À l’acte III, début de la scène III :

On veut bien qu’Eugène scribe ait été particulièrement distrait mais ici une simple lecture du texte (reproduction de l’édition tardive de la Librairie théâtrale de 1965) indique bien que c’est « du piège affreux » que Valentine doit soustraire Raoul, et non pas de ses jours. De la nécessité de citer entièrement.
16 Eugène Scribe, L’Étoile du nord, opéra-comique en trois actes sur une musique de Giacomo Meyerbeer créé à l’Opéra-Comique en février 1864. Une rapide lecture de ce livret n’a pas permis de retrouver le passage en question.
17 Un alguazil est un fonctionnaire de police espagnol subalterne, et à ce titre peu populaire. « Avant de nous quitter, / Dans cette chambre où sont les hommes de police, / Voyez donc si les trois alguazils de service / Sont éveillés. » Hugo, Ruy Blas, acte I, scène I.
18 Et de nos jours encore se répercutent flemmardement de site web en site web, de copier/coller en copier/coller sans qu’aucun de ceux qui fustigent les fausses informations n’ait le goût de vérifier.
19 La lecture de ce discours révèle au moins un singularité : Eugène Scribe, au début, parle surtout de lui. Le reste n’est qu’une longue litanie d’héroïsmes obscurs.
20 Personnage grassouillet créé par Henry Monnier, apparaissant dans plusieurs de ses œuvres. Ce personnage de gros bourgeois sot et sentencieux a été de nombreuses fois repris par différents auteurs, de Balzac à Sacha Guitry.
21 Ernest Legouvé (1807-1903) a collaboré avec Eugène Scribe pour Adrienne Lecouvreur, comédie-drame en cinq actes sur une musique de Francesco Cilea, créé au Théâtre-Français en avril 1849. Ces deux auteurs se sont aussi rencontrés pour Bataille de Dames (ou Un duel en amour), comédie en trois actes créée dans le même théâtre en mars 1851. Ernest Legouvé a été élu à l’Académie française en 1855.
22 Cette conférence, comme d’autres, a été éditée par Didier en 1874 (46 pages). Voir aussi les Conférences parisiennes, chez Hetzel, 1877, qui rassemble les conférences de la salle Barthélemy (BNF), du théâtre de La Gaîté (près des Arts-et métiers), du Théâtre-Français (pendant le siège de Paris).
23 Les conférences d’Eugène Scribe sont bien moins connues que celles d’Ernest Legouvé.
.
